Danzig/Gdańsk comme espace de traduction chez Günter Grass et Stefan Chwin
By Dorothée Cailleux (Université Paris Nanterre, France)
Abstract
English:
This article aims to reveal the strategies of two writers trying to recreate in a literary work a particular “translation site” (Sherry Simon), the city of Danzig/Gdánsk, before and after 1945. Using detailed studies of abstracts from the novel Hanemann by the Polish author Stefan Chwin and from the short-story Unkenrufe by the German author Günter Grass, that both play in their home town Danzig/Gdánsk, I would like to show how literature can contribute to create a particular space (in line with Bertrand Westphal’s Géocritique), help understanding what it means to live in a “state of permanent translation” and make the reader share the experience of the people whose town suddenly passed from a country to another and was “translated” into another language. In a second part, the article examines the translations into French and German of both works in order to highlight the different memory issues and editorial constraints that show through the translator’s choices: translating a Polish book dealing with the German past of Gdánsk into German does not seem to imply the same issues as translating it into French. Moreover, the article argues for a particular cautiousness while translating toponyms in those literary works where space and languages play a major role.
French:
Cet article entend montrer, au moyen d’études précises d’extraits de deux œuvres littéraires dont l’intrigue se déroule à Danzig/Gdánsk, le roman Hanemann de l’écrivain polonais Stefan Chwin et la nouvelle Unkenrufe de l’auteur allemand Günter Grass, comment la littérature peut contribuer à faire comprendre et sentir le caractère singulier des « lieux de traduction » (Sherry Simon) où l’interaction entre les langues a un impact direct sur la vie des habitants. Il s’agira aussi, en suivant les traces de Bertrand Westphal, de révéler la contribution de la littérature à la constitution d’un espace géographique donné. Dans un deuxième temps seront étudiées les traductions des deux œuvres en allemand et en français, afin de mettre en lumière les enjeux mémoriels ainsi que les contraintes éditoriales que semblent révéler les choix de traduction différents opérés en France et en Allemagne. Enfin, nous plaiderons pour une particulière vigilance dans la traduction des toponymes lorsque les œuvres traduites portent précisément sur des « lieux de traduction » où la langue employée pour désigner tel ou tel repère spatial revêt une dimension symbolique majeure.
Keywords: géocritique, toponymes, Günter Grass, Stefan Chwin, Danzig, Gdańsk, geocritics, toponyms
©inTRAlinea & Dorothée Cailleux (2021).
"Danzig/Gdańsk comme espace de traduction chez Günter Grass et Stefan Chwin"
inTRAlinea Special Issue: Space in Translation
Edited by: Lucia Quaquarelli, Licia Reggiani & Marc Silver
This article can be freely reproduced under Creative Commons License.
Stable URL: https://www.intralinea.org/specials/article/2574
Dans ma ville, les noms de rues ont une histoire singulière. On pouvait habiter dans trois ou même quatre rues différentes, sans déménager. [...] La découverte que les noms des lieux étaient fluctuants fut une des expériences les plus importantes de mon enfance ; elle influença de manière très durable non seulement ma vision du monde ou ma compréhension des processus historiques, mais aussi ma relation à la langue. Ma manière de concevoir la relation entre le mot et l’objet se modifia en particulier lorsque je tombai sur le Guide des noms de rues, publié en 1945 à l’intention des nouveaux habitants de Gdańsk et qui recensait les noms allemands des rues, avec l’appellation correspondante en polonais. Cette expérience essentielle, que tout peut aussi porter un autre nom que celui qu’il porte effectivement à un moment donné, qu’il n’y a pas de lien « naturel » incontournable entre un objet et un mot, les personnes issues de régions du monde où l’identité des lieux est stable ne peuvent pas la faire. (Chwin 2005 : 32)
Gdańsk, la ville où a grandi l’auteur de ces lignes, l’écrivain polonais Stefan Chwin, constitue un exemple paradigmatique de ce qu’on peut appeler avec Sherry Simon, un translation site, soit un lieu qui « rend visible l’impact des interactions entre les langues sur l’histoire et la vie quotidienne » (Simon 2019 : infra). Objet d’affrontements sur plusieurs siècles entre l’Allemagne et la Pologne, cette ville porte en effet les traces des rapports de force entre langues, cultures et idéologies, aussi bien dans sa toponymie que dans son architecture. La date de 1945 mentionnée par Chwin marque une rupture plus radicale que les autres dans l’histoire de la ville, qui en a connu de nombreuses : 90 % de la population (Chwin 2005 : 27), majoritairement germanophone, fuit ou est chassée. Les nouveaux arrivants sont pour la plupart de langue polonaise mais viennent eux-mêmes de zones que la Pologne perd au profit de l’Ukraine ou de la Russie, si bien que Stefan Chwin parle de « lieu de la double déportation » (Chwin 2005 : 20), les nouveaux habitants étant des réfugiés, qui devront s’approprier la ville, la « traduire », concrètement, dans leur propre langue, mais aussi et surtout dans leurs propres catégories mentales.
Danzig/Gdańsk est donc, du fait de son histoire singulière, un objet d’étude passionnant pour le chercheur qui s’intéresse aux espaces de traduction, dont l’histoire est en outre bien documentée et sur laquelle les témoignages abondent. Mais c’est sous un autre angle, celui de l’apport de la littérature à la compréhension de ces espaces singuliers que sont les villes où la traduction est une « transaction sans fin, une condition de vie » (Simon 2005 : 31), que nous souhaitons aborder ici ce thème.
Parler de Gdańsk comme espace de traduction, c’est en effet parler non seulement de la ville « réelle », mais aussi d’une ville transformée par des œuvres littéraires, devenue un paysage mental pour des millions de lecteurs à travers le monde. Une ville qui nous a été montrée (entre autres) par deux écrivains, représentant des deux principales langues présentes dans cet espace, et dont les destinées se sont croisées : Günter Grass[1] et Stefan Chwin[2].
Pour limiter le champ d’étude, j’ai retenu pour chacun des auteurs un roman dans lequel Danzig/Gdańsk joue un rôle central et apparaît délibérément comme un espace de traduction : Unkenrufe (Grass 1992), et Hanemann (Chwin 1995). À travers l’étude d’extraits de ces deux œuvres, je tenterai d’une part de mettre au jour les procédés littéraires permettant de faire apparaître l’espace urbain comme espace de traduction et d’en faire mieux comprendre la nature et, d’autre part, de plaider pour une attention aigüe à cette problématique dans le cadre de la traduction des textes évoquant ces lieux singuliers. Conserver dans le texte cible le rapport de force entre plusieurs langues présentes dans un texte source implique de trouver des solutions innovantes, et à tout le moins de repérer les zones de friction, pour ne pas faire disparaître cette dimension essentielle du texte[3]. L’étude de la traduction des toponymes en particulier permettra de démontrer la nécessité d’une attention à leur signification intime, psychologique, et non purement (voire pas du tout) informative au sein de l’œuvre littéraire. De surcroît, le caractère « situé » de la traduction apparaît très clairement quand on compare les traductions allemande et française de l’œuvre de Chwin sous l’angle de cette attention à l’espace, car les enjeux mémoriels autour de la ville sont tout à fait différents selon qu’on traduit l’écrivain polonais depuis Paris ou depuis Berlin. L’image que se font les lectorats français et allemand de la ville, et la connaissance qu’ils ont de son histoire et de sa topographie sont également supposées très différentes et influencent manifestement les choix de traduction.
L’œuvre littéraire comme porte d’entrée dans un espace de traduction
Si nous avons choisi de parler de Gdańsk comme espace de traduction à travers les textes littéraires de deux auteurs natifs de la ville, c’est que nous faisons le postulat d’une meilleure adéquation du texte littéraire à l’objet d’étude qui est le nôtre. L’espace auquel nous aimerions avoir accès est en effet un espace vécu, une représentation mentale, « profondément enfouie dans la psyché » (Chwin 2005 : 51). Si les témoignages tels que celui cité en ouverture de cet article sont précieux, ouvrant la porte à un espace humain tel qu’il a été perçu par l’auteur du témoignage, la fiction littéraire offre quant à elle une dimension supplémentaire pour le lecteur, en lui permettant de devenir partie prenante de cette expérience.
Les travaux de Bertrand Westphal ont bien mis en lumière le rôle du texte littéraire dans la construction du lieu, de même que « le poids de l’intertextualité dans la perception d’un espace humain » (2007 : 255). Dans le cas qui nous occupe, l’avantage majeur du texte de fiction est qu’il s’affranchit des contraintes perceptives et offre une lecture de l’espace hors du temps, ou, pourrait-on dire, dans tous les temps, en confrontant les périodes historiques dans un même espace-temps de la lecture. Si l’on en croit Westphal, une caractéristique essentielle de l’espace est d’être asynchrone : « la synchronie est un hasard de son histoire ou une simplification abusive de sa lecture » (2007 : 230). Or la littérature est à même d’appréhender, plus que d’autres disciplines, le caractère asynchrone de l’espace et donc de révéler les strates historiques et linguistiques qui disparaissent ou du moins s’estompent dans l’espace réel et accessible à l’expérience immédiate.
Un extrait d’Unkenrufe, dans lequel les processus de traduction dans la ville et de la ville apparaissent, illustrera mieux mon propos. Rédigé en 1990-91, Unkenrufe nous montre une Gdańsk moderne et globalisée, où les langues et cultures qui se côtoient sont multiples. D’emblée, la diégèse laisse percevoir une forte dimension symbolique, puisqu’il s’agit d’une histoire d’amour entre un veuf allemand et une veuve polonaise, prénommés, en un parallélisme parfait, que redoublent leurs biographies, Alexandre et Alexandra : lui est originaire de Danzig, que ses parents ont fui en 1945, elle est originaire de Vilnius, ville devenue ukrainienne à la même époque, et s’est réfugiée à Gdańsk. Leurs destinées en font les représentants de la ville ancienne et de la ville nouvelle, à l’histoire de laquelle ils sont en outre liés par leur profession : il est professeur d’histoire de l’art, spécialisé dans les épitaphes, elle est restauratrice. Autre détail significatif, Alexandra habite la rue qu’Alexandre habitait avec ses parents, une de celles qui a changé de nom, ou plutôt dont le nom a été traduit en polonais. La narration est assumée par un tiers, un ancien camarade de classe d’Alexandre, devenu écrivain, à qui ce dernier a envoyé ses notes et son journal intime en le priant de raconter son histoire. C’est donc la voix de ce narrateur, qui a lui aussi passé son enfance à Danzig, qui nous est donnée à entendre, mais elle laisse parfois la place à des extraits du journal d’Alexandre. Une grande partie de l’intrigue se déroule à Gdańsk, entre novembre 1989 et juin 1991, et la ville, dans laquelle le couple effectue de longues promenades, nous est décrite à de nombreuses reprises.
Or, il est intéressant de noter que les différents lieux traversés sont désignés tantôt sous leur nom polonais, tantôt sous leur ancien nom allemand, selon que le narrateur s’appuie sur la cartographie actuelle ou sur ses souvenirs, suivant une logique qui n’est pas historique mais psychologique, les deux villes coexistant à l’intérieur de la nouvelle. Parfois, les deux noms apparaissent même simultanément : « ils allèrent jusqu’à la Hohes Tor, qui s’appelle Brama Wyżynna » (Grass 1992 : 26) écrit le narrateur, sans qu’il semble être conscient de répéter deux fois la même chose, puisque la deuxième appellation est la traduction littérale de la première, ce qui est aussi le cas du nom de la rue que le protagoniste habitait, la Hundegasse (rue aux chiens), qui est « restée », en polonais, Ogarna.
Mais, précisément, il n’est psychologiquement pas équivalent de désigner un lieu dans sa langue maternelle, par le nom qu’il porte dans la carte mentale que le personnage a de la ville, et d’entendre les sonorités des mots étrangers désormais employés, quand bien même la signification des termes reste la même, de même que, a fortiori, le monument désigné. Il n’y a donc pas redondance pour Alexandre, qui note dans ses carnets ce nouveau nom, qu’il souhaite peut-être mémoriser en l’inscrivant en regard du nom allemand, pour « apprendre » à nouveau sa ville, ou plutôt rapprocher l’image qu’il a de sa ville de celle que s’en est faite la femme qu’il aime, Alexandra ayant appris à se repérer à partir des plaques de rues et autres plans et guides en polonais : leurs promenades communes sont l’occasion d’évoquer des souvenirs et de faire fusionner leurs cartes mentales respectives, sans effacer aucune des deux. Une ville double, chargée d’une épaisseur vécue multilingue, est ainsi présentée au lecteur.
Un court extrait, situé au début de la nouvelle, donne une bonne idée du procédé grâce auquel Grass fait apparaître simultanément les deux villes présentes à la conscience d’Alexandre et du narrateur qu’il a chargé de raconter son histoire :
Was ich über den Ort ihrer Begegnung weiß, mengt meine teils verwischte, dann wieder überdeutliche Ortskenntnis mit des Witwers forschendem Fleiß, dessen Ausbeute er in Häppchen seinen Notizen beigemengt hat, etwa, daß der von achteckiger Grundfläche über sieben Stockwerke hoch ragende Wehrturm als nordwestlicher Eckturm zur großen Stadtmauer gehörte. Ersatzweise wurde er « Kiek in de Köck » genannt, als ein geringerer Turm, der vormals so hieß, weil er ans Dominikanerkloster grenzte und täglichen Einblick in die Töpfe der Klosterküche erlaubte, [...] und mit den Resten des Klosters gegen Ende des neunzehnten Jahrhunderts abgerissen werden mußte. Auf dem geräumten Gelände wurde ab 1895 in neugotischem Stil eine Markthalle gebaut, die, Dominikshalle genannt, den Ersten und Zweiten Weltkrieg ausgehalten hat und bis heute unter ihrer breit gewölbten Dachkonstruktion in sechs Budenreihen einmal üppiges, oft nur dürftiges Angebot vereinigt : Stopfgarn und Räucherfisch, amerikanische Zigaretten und polnische Senfgurken, Mohnkuchen und viel zu fettes Schweinefleisch, Plastikspielzeug aus Hongkong, Feuerzeuge aus aller Welt, Kümmel und Mohn in Tütchen, Schmelzkäse und Perlonstrümpfe.
Vom Dominikanerkloster ist nur die düstere Nikolaikirche übriggeblieben [...]. Doch der Markthalle haftet die Erinnerung an den Mönchsorden nur namentlich an, desgleichen einem sommerlichen Fest, das, Dominik genannt, seit dem späten Mittelalter allen politischen Wechsel überlebt hat und gegenwärtig mit Trödel und Ramsch Einheimische und Touristen anzieht.
Dort also, zwischen der Dominiksmarkthalle und Sankt Nikolai, schräg gegenüber dem achteckigen « Kiek in de Köck », fanden sich Witwer und Witwe zu einer Zeit, in der das Untergeschoß des ehemaligen Wehrturms mit handgemaltem Schild « Kantor » als Wechselstube ausgewiesen war[4]. (Grass 1992 : 9)
Plusieurs phénomènes de traduction subis par la ville, qui seront explicités et repris au fil de la nouvelle, sont évoqués en très peu de lignes dès la page 9. Il est tout d’abord question d’un édifice disparu (la tour plus petite abattue) mais dont le nom subsiste, nom passé à la tour adjacente par erreur, ou plutôt parce que le souvenir du lien entre l’appellation populaire « Kiek in de Köck » et la position de la tour s’est effacé mais que l’assonance et le pittoresque du nom ont permis son ancrage dans la mémoire collective et son association durable, au-delà de la destruction même du bâtiment, à l’espace que ce dernier occupait, soulignant la prégnance de l’espace mental sur l’espace réel. Il n’est pas anodin que la tour soit désignée sous une appellation populaire, dans ce platt typique des anciens habitants de la ville libre, car à travers cette appellation subsiste aussi une langue commune aux différentes nationalités et ethnies que comptait la ville avant 1945 et que Grass aime à faire apparaître régulièrement dans ses pages.
De la même manière, le couvent des Dominicains a disparu, mais il en subsiste la trace linguistique (d’où le choix du verbe haften (« rester accroché »), pour désigner ce maintien, comme si le nom seul était demeuré, suspendu en l’air, au moment où le bâtiment s’est écroulé), à travers le nom donné à la halle et à la fête célébrée dans cet espace chaque année. Cette réflexion en filigrane sur les évolutions de l’espace concret et de l’espace vécu se double d’un jeu ironique de parallélismes entre circulation des noms et circulation des marchandises : car le lieu emblématique de la rencontre des veufs est un marché où se vendent des denrées locales (poisson fumé, cornichons, cumin et pavot, viande de porc, qui appartiennent aussi bien aux traditions culinaires allemandes que polonaises), mais aussi des jouets venus de Hong-Kong, et des cigarettes en provenance des États-Unis. Nous laissons de côté ici, pour ne pas multiplier les perspectives, la réflexion sur la globalisation de Gdańsk, où les langues en présence se sont multipliées, et qui occupe une place importante dans la nouvelle. Cette même ironie discrète se lit dans le nouvel usage qui est fait du rez-de-chaussée de l’ancienne tour de défense. Le nom délibérément laissé en polonais « Kantor », pourrait créer un « effet de réel » puisque c’est bien ce que l’on peut lire au-dessus des officines de change, mais il est gardé par Grass pour une tout autre raison : d’abord, le terme existe aussi en allemand, si bien qu’on peut au premier abord hésiter quant à sa signification (il désigne le musicien chargé des chants liturgiques, ce qui fait écho à l’évocation du couvent) avant de lire qu’il s’agit ici d’un terme polonais, qui signifie « changeur » : c’est évidemment un choix signifiant, car ce terme qui existe dans les deux langues, soulignant la parenté entre elles (via le latin), désigne aussi le changement, d’une langue à l’autre, d’une monnaie à une autre (symbole fort de la souveraineté nationale), mais aussi de la fonction religieuse à la fonction économique du bâtiment, et enfin de sa fonction défensive (Wehrturm) au sein du mur d’enceinte clôturant la ville à une fonction d’ouverture, d’entrée des influences étrangères. Le fait que l’inscription soit peinte à la main sur une pancarte pourrait renvoyer à la hâte avec laquelle on a installé, avec les moyens du bord et sans se préoccuper des finitions, cette officine rendue nécessaire par l’afflux de touristes. Et bien sûr, il s’agit de montrer que la langue qui s’affiche dans l’espace public est désormais le polonais, ce qui trouble le personnage principal, qui tombe dans tous les pièges posés par ce type de faux amis au coin des rues.
Sont donc montrés et confrontés dans ce court extrait des époques et des phénomènes de traduction de l’espace, non seulement entre les langues, mais aussi entre espace concret et espace mental, traductions qui s’entrecroisent, car le nom donné à un espace influence la perception qu’on en a, et vice-versa. Si le religieux marquait autrefois la ville de son empreinte, le couvent ayant déteint hors de ses murs, c’est aujourd’hui l’économie et le commerce qui déterminent la fonction et l’appellation des espaces. L’identité multilingue de la ville, qui en fait un exemple paradigmatique d’un espace de traduction, apparaît à travers l’emploi de quatre idiomes (allemand, polonais, platt, et en filigrane, latin) de même que dans l’énumération humoristique des marchandises. L’abondance des images, la longueur des phrases et le mélange des époques « assaillent » le lecteur, qui n’a pas une image lissée, simplifiée, de la ville, mais bien un aperçu du foisonnement, du mélange baroque des langues, des époques et des produits.
Penchons-nous à présent sur la ville telle qu’elle apparaît dans le roman de Stefan Chwin. Notons tout d’abord qu’Hanemann nous la fait voir au moment de son basculement sous l’autorité soviétique en 1945, si bien que le roman débute à Danzig pour s’achever à Gdańsk. Dès les premières pages, on est frappé par la densité et la précision des informations topographiques : l’adresse exacte des lieux où se déroule l’intrigue est toujours mentionnée, et répétée en une sorte de litanie chaque fois que le narrateur nous y ramène (l’institut d’anatomie par exemple, au 12 de la Delbrück-Allee ; la maison d’Hannemann, au 17, Lessingstrasse) même lorsque l’information paraît tout à fait secondaire. Des repères dans l’espace urbain et les banlieues de Danzig sont cités à de nombreuses reprises par le narrateur sans que la nécessité pour l’intrigue soit claire au premier abord. La cause en est, semble-t-il, triple.
Premièrement, les repères donnés en allemand sont ceux qu’utilisaient les anciens habitants de la ville, aussi apparaissent-ils souvent dans les conversations des personnages, qui évoquent tel ou tel événement en situant les lieux par rapport à des grands repères connus de tous les habitants (du côté de Langfuhr, au pied du Karlsberg, dans le quartier d’Oliwa, chez Kaufmann dans la Lange Brücke...). C’est la carte familière et intime des occupants d’un espace de vie qui nous apparaît ici et que Chwin tenait à mettre en avant, en un geste qui a quelque chose de provocateur, car il heurte la mémoire polonaise[5]. Deuxièmement, Chwin dit avoir joué avec les sonorités de ces noms allemands dans le texte polonais (Chwin 2005 : 32), pour donner une dimension poétique à sa prose : aux dires de l’auteur, il s’agissait de montrer le pouvoir évocateur des sonorités d’une langue étrangère qui l’a lui-même fasciné et a affiné sa sensibilité à la « fonction poétique » de la langue, faisant naître une vocation d’écrivain[6].Troisièmement, la présence des noms allemands crée un contraste avec la langue de la narration et avec la suite du roman, où ces mêmes lieux, que le lecteur a appris à identifier sous ce nom, réapparaissent sous leur appellation polonaise, ce qui, lors des premières occurrences, crée un certain trouble dans l’esprit du lecteur, soudain perdu, comme le personnage principal l’est dans sa propre ville « traduite » en polonais. Chaque indication est donc placée dans l’intention précise de faire vivre au lecteur, dans l’espace de la lecture du roman, le passage d’une langue à l’autre et le trouble provoqué par le changement d’appellation d’un lieu donné et de la perception d’un espace vécu. À l’instar de l’enfant que Chwin a été, mais dans un rapport inverse aux langues allemande et polonaise, le personnage principal de son roman vit en « état de traduction », dans une quête incessante du sens des termes inconnus qui sont apparus partout dans sa ville, l’ont littéralement traduite et rendue soudainement étrangère. Habite-t-on toujours la même ville quand tous les lieux familiers qu’elle renferme portent soudain un autre nom, dans une langue que l’on ne maîtrise pas ? En un remarquable effort pour se mettre à la place de l’autre, Chwin remonte le temps pour « re-traduire la ville en allemand » dans la première partie du roman et rendre palpable l’expérience vécue par la population allemande en perdant le lecteur dans la ville polonaise de la seconde partie.
Traduire les espaces de traduction
Essayons à présent de repérer les éléments à prendre en compte et les solutions possibles pour faire ressortir la spécificité de l’espace évoqué lorsqu’il s’agit de traduire Günter Grass en français et Stefan Chwin en français et en allemand[7]. Une précision s’impose ici : loin de nous l’idée de dénigrer le travail des traducteurs à l’origine des éditions disponibles, qui doit tenir compte, sur l’ensemble du roman, de bien d’autres paramètres encore que cette attention à l’espace. Les conditions matérielles de réalisation de ces traductions ne nous sont pas connues, de même que les exigences et contraintes définies par les éditeurs. Les réflexions qui suivent visent avant tout à faire avancer la réflexion sur les voies envisageables, et ne se veulent nullement normatives.
Si l’on reprend l’extrait d’Unkenrufe reproduit plus haut, la première remarque que nous aimerions faire porte sur la traduction de l’appellation de la tour Kiek in de Köck. Nous plaiderions en effet pour un maintien de la forme dialectale, car le choix de l’auteur de citer ce nom en platt n’est pas anodin, comme nous l’avons expliqué plus haut. Dans la traduction française L’Œil-aux-cuisines, le pittoresque est conservé, mais pas le dialecte. Bien entendu, il est impossible de considérer que le picard, par exemple, serait au français ce que le platt est à l’allemand. Une correspondance parfaite ne peut pas être trouvée. Faut-il pour autant renoncer à maintenir l’écart entre langue nationale et dialecte ? Pour toutes les raisons évoquées plus haut, il nous semble nécessaire de tenter un maintien. Nous renvoyons ici à l’article de C. Mileschi (2020), qui expose des arguments très convaincants en faveur de la traduction des dialectes en dialectes, fussent-ils en partie inventés. L’explication de l’appellation venant tout de suite après dans le texte source, une grande liberté s’offre au traducteur, qui n’a pas à craindre de déformer les termes au point de ne pas être compris et peut inventer un dialecte imaginaire, s’il n’en trouve pas un sur lequel s’appuyer. « Z’yeute-el-gargotte » (librement inspiré du ch’ti) me semble une possibilité acceptable.
La traduction de namentlich anhaften par « n’exhale le souvenir [...] que par son nom » ne me paraît pas entièrement satisfaisante, car si l’image est belle en français, elle est différente de celle utilisée dans le texte source, anhaften signifiant « être collé, attaché à qch, adhérer à qch ». Cette image de la persistance, de ce qui demeure envers et contre tout, est importante ici, d’autant plus que ce qui demeure est immatériel : ce qui adhère le mieux est le nom et non le mortier, aussi me semblerait-il préférable de maintenir l’image originelle en traduisant par « le souvenir de ... ne reste attaché à ... que par son nom ».
Enfin, dans la traduction française, le jeu avec le faux ami Kantor disparaît, puisque le terme est traduit en français et simplement mis en italique. Dans la mesure où la racine du terme est clairement latine, il aurait été envisageable de laisser le terme en polonais, le lecteur français n’identifiant pas immédiatement le terme comme usuel en polonais et le rattachant spontanément à l’idée de chant, l’effet crée étant donc le même que pour le lecteur allemand. Puisque l’effet sera identique, pourquoi ne pas laisser la langue étrangère apparaître ?
Penchons-nous à présent sur les traductions française et allemande de Hanemann, et observons en particulier la manière dont ont été traduits les toponymes. La minutie avec laquelle l’auteur prend soin, malgré les allers-retours de l’intrigue entre passé (allemand) et présent (polonais) de la narration, de désigner les lieux par le nom qui est le leur au moment des faits relatés devrait dans l’idéal être maintenue dans les différentes versions linguistiques du roman. Pourtant, une comparaison entre les traductions française et allemande du texte fait apparaître des contrastes, y compris dans le paratexte, qu’on peut interpréter comme un signe du caractère « situé » de la traduction.
La première différence évidente tient au choix du titre : l’original Hanemann, nom du personnage principal, est conservé en français, quand l’édition allemande préfère Tod in Danzig, « Mort à Dantzig ». Probablement parce que le patronyme à consonance germanique d’Hanemann, qui annonce en partie, dans l’original polonais, une intrigue liée à l’histoire commune des deux pays, serait passé complètement inaperçu en allemand, mais aussi parce que la mention de la ville de Gdańsk sous son ancien nom allemand, est évocatrice et potentiellement séduisante pour le lectorat, sans compter l’aspect tragique que la mention de la mort met en avant. On notera d’ailleurs que la maison d’édition Rowohlt, qui publie le livre dès 1999, est bien plus connue et installée dans le monde de l’édition allemand que la petite maison Circé, chez qui paraît Hanemann en 2012 (nettement plus tard), ne l’est en France : les espérances de vente d’un livre polonais dont l’intrigue se déroule à Danzig sont évidemment plus grandes en Allemagne qu’en France et une grande maison d’édition peut être intéressée par l’achat des droits, quand les textes polonais contemporains ne sont bien souvent traduits en français que par des maisons plus confidentielles, qui cherchent des niches.
Le souci d’adaptation au lectorat semble plus grand dans la traduction allemande que dans la traduction française, sans doute en raison du caractère plus sensible du sujet pour les lecteurs cibles. En effet, si l’on observe la traduction du début du roman en français et en allemand, on constate que les toponymes ont été traduits différemment. Dans la version allemande, des « corrections » sont opérées : par exemple, page 9, Chwin évoque un magasin situé « na Dlugim Pobrzeżu ». La version allemande indique « auf der Langen Brücke » (nom de la rue avant 1945), quand la version française conserve l’appellation polonaise « rue Długie Pobrzeże ». On peut se demander si cette mention est une erreur de la part de Stefan Chwin, dans la mesure où le passage se déroule effectivement avant 1945 et où les autres rues sont désignées par leur nom allemand dans cette partie du roman. En tous les cas, la traductrice allemande a pris sur elle de « corriger » la mention, mais non la traductrice française. Deux autres « erreurs » disparaissent de la version allemande : « l’hôpital de la rue Łakowa » retrouve son nom de « St. Barbara-Hospital » dans la version allemande, de même que la Speicherinsel, tandis que la version française traduit en français les appellations polonaises et laisse en allemand les noms allemands, respectant donc le choix originel, même si bien sûr, la confrontation des deux langues ne résonne pas de la même manière[8]. Pourquoi Stefan Chwin emploie-t-il l’appellation polonaise pour Dlugie Pobrzeże, Łakowa et Wyspa Spichrzόw, alors qu’il est attentif à donner les noms allemands de toutes les autres indications topographiques dans la première partie du roman ? Nous n’avons pas de réponse à cette question, mais pouvons seulement supputer une possible inadvertance ou le souci de donner au moins quelques repères familiers au lecteur polonais. La traductrice allemande a sans doute fait le même raisonnement et considéré qu’elle pouvait « corriger » l’original, s’il s’agissait d’une erreur, ou, dans le cas où les mentions étaient délibérément faites pour aider le lecteur à se repérer, adapter, dans la même démarche, le texte au lecteur allemand. Cette réflexion n’a manifestement pas été faite pour la version française, probablement parce que si on peut imaginer un lecteur allemand bon connaisseur de la topographie de la ville, qui trouvera important de pouvoir se repérer dans l’espace urbain et sera sensible au maintien des appellations allemandes quand sont évoquées des périodes où la ville était de fait majoritairement germanophone, la probabilité qu’il en soit de même pour un lecteur français est faible.
Quelles que soient les motivations de l’auteur et des traductrices, il demeure que la coprésence de toponymes polonais et allemands dans le texte, alors que le temps du récit exigerait, si l’on souhaitait créer un certain réalisme historique, qu’une seule des langues apparaissent, contribue à faire affleurer simultanément les couches du palimpseste que constitue la ville de Danzig/ Gdańsk. L’asynchronie du lieu dont parle B. Westphal est rendue sensible pour le lecteur par ce bilinguisme anachronique.
La traduction des toponymes dans la version française montre par ailleurs la volonté de maintenir l’allemand tel quel (Delbrück-Allee reste Delbrück-Allee, et ne devient pas l’allée Delbrück, de même que toutes les rues restent des Strasse et les ruelles des Gasse) : la traductrice a donc bien été sensible à cette volonté de l’auteur de faire apparaître la ville allemande dans la première partie du roman. Si ce respect de l’original est louable, on peut s’interroger sur la raison pour laquelle le même choix n’a pas été fait pour le polonais, car dans la deuxième partie de l’ouvrage, lorsque les toponymes sont en polonais, apparaissent des appellations françaises : le 17, Lessingstrasse restait le 17, Lessingstrasse, mais devient le 17 rue Grottgera, avec le maintien de la forme déclinée du nom d’Artur Grottger, quand on aurait pu laisser 17, Grottgera pour respecter la forme du nom des rues en polonais. Le maintien de la déclinaison crée un entre-deux un peu étrange (si l’on passe en français, alors autant dire rue Grottger), mais sans doute délibéré, pour permettre au francophone ignorant le système de déclinaison du polonais de retrouver facilement la rue dans l’index. Il semble que le lecteur français puisse tolérer le maintien de la Lessingstrasse mais pas « l’exotisme » des noms polonais. Ici apparaît donc une forme de hiérarchie latente entre les langues, assez criticable, surtout dans une œuvre de ce type.
Si l’on observe à présent le paratexte, on constate de nouveau une intervention plus marquée dans la version allemande : ont été ajoutées des notes qui donnent des précisions sur tel ou tel personnage historique, sur des citations de l’œuvre de Kleist qui apparaissent au fil du texte etc... Un intérêt du lecteur allemand pour le contexte historique et pour les références culturelles est postulé (à moins que ces notes soient le signe d’une volonté pédagogique de la part de la traductrice). De plus, l’index des lieux est étoffé dans la version allemande. Alors que dans l’original, la correspondance est donnée uniquement dans le sens allemand/polonais, la version allemande propose d’abord une correspondance polonais/allemand, puis une correspondance allemand/polonais. L’ordre est donc inversé par rapport à la chronologie du roman (et à la chronologie tout court), un choix peut-être destiné à rappeler que la ville actuelle est bien polonaise, pour éviter tout soupçon de réappropriation. A tout le moins, on a essayé de rendre l’index plus pratique en l’offrant dans les deux sens.
Dans la version française, les quelques changements ne sont quant à eux dus, semble-t-il, qu’au souci de respecter l’ordre alphabétique (modifié quand un terme tel que « Gutenberghain » a été traduit dans le corps du texte par « Forêt de Gutenberg ») et de signaler au lecteur francophone que tel nom désigne un quartier (et non une rue), ce que la traductrice a précisé dans des ajouts entre crochets. L’index de la version française se trouve avoir un rôle hybride, car tantôt il donne la correspondance entre l’ancien et le nouveau nom d’une rue ou d’un quartier, tantôt il donne la traduction en français d’un terme allemand. La logique qui prévaut à ces choix n’est pas toujours évidente, car le terme Krantor, traduit dans l’index par Grande Grue, n’apparaît jamais tel quel dans le corps du texte, de même que Weichsel, la Vistule, puisque le fleuve est toujours désigné par son appellation française dans le corps du texte. Il semble que l’index ait été traduit « tel quel », sans réflexion véritable sur sa fonction et sur son utilité pour le lecteur. Il comporte par ailleurs des erreurs : Marienburg orthographié Marienbourg, à la française dans la colonne réservée aux noms allemands, ou le Schwarzer Weg, étrangement décliné à l’accusatif (Schwarzen Weg). A tout le moins, le soin apporté à la traduction/adaptation du paratexte est moindre dans la version française, comme si l’on postulait que cet aspect « documentaire » de l’œuvre était secondaire pour les lecteurs français.
La spécificité des lieux de traduction gagne à être abordée par le médium de la littérature car cette dernière peut faire apparaître simultanément, comme j’espère l’avoir montré, les différents textes inscrits sur le palimpseste urbain, sans le rendre pour autant illisible. Aussi bien Grass que Chwin rappellent et affirment l’identité plurilingue de leur ville et la spécificité de l’expérience que constitue la vie dans un lieu de traduction, qu’ils tentent de rendre palpable pour le lecteur. Conserver cette multiplicité de langues et de sens en traduisant des textes consacrés à des lieux de traduction est un tour de force mais s’avère également une opération extrêmement instructive car les écueils mêmes sont autant d’occasion de réflexion sur les sensibilités culturelles, les attentes du lectorat, les présupposés des éditeurs et le rôle du traducteur.
Bibliographie
Chwin, Stefan (1995) Hanemann, Gdańsk, słowo/obraz terytoria.
— (1999) Tod in Danzig, trans. Renate Schmidgall, Reinbeck bei Hamburg, Rowohlt.
— (2005) Stätten des Erinnerns, Gedächtnisbilder aus Mitteleuropa, Dresdner Poetikvorlesungen, Dresden, Thelem.
— (2012) Hanemann, trans. Lydia Waleryszak, Oberhausbergen, Circé.
Denti, Chiara (2019) Eterolinguismo e traduzione, Milano, Morellini.
Grass Günter (1959) Die Blechtrommel, Neuwied, Luchterhand.
— (1961) Katz und Maus, Neuwied, Luchterhand.
— (1963) Hundejahre, Neuwied, Luchterhand.
— (1992) Unkenrufe, Eine Erzählung. Steidl, Göttingen, passages cités d’après l’édition de 2007.
— (1992) L’appel du crapaud, trans. Jean Amsler, Paris, Seuil.
Kobylińska Ewa, Lawaty Andreas, Stephan Rüdiger (1992) Deutsche und Polen. 100 Schlüsselbegriffe, Munich, R. Piper GmbH & Co.
Mileschi, Christophe (2021) « Traduire les dialectes ? Réflexions et esquisses » in Expériences de traduction. Penser la traduction à travers ses pratiques, Dorothée Cailleux, Chiara Denti, Lucia Quaquarelli (eds.), Bruxelles, Peter Lang.
Simon, Sherry (2005) « Poétiques de la traversée : Montréal en traduction », trans. Claudine Hubert et Sherry Simon, in Cités, vol. 23, https://www.cairn.info/revue-cites-2005-3-page-31.htm.
— (2019) Architectures, Sites, Zones. Exploring the « where » of translation, communication au colloque international Space in Translation, Modène.
Westphal, Bertrand (2007) La géocritique. Réel, fiction, espace, Editions de Minuit, Paris.
Notes
[1] Rappelons que Günter Grass naît à Danzig en 1927, qui est alors une ville libre sous mandat de la SDN. Il la quitte en 1944 lorsqu’il rejoint l’armée allemande à l’âge de 17 ans. Il ne reviendra dans sa ville natale, assez considérablement transformée, qu’en 1958, pour effectuer des recherches alors qu’il rédige Le Tambour, premier volet de la Trilogie de Danzig, qui comprend aussi Katz und Maus (1961) et Hundejahre (1963). Grass y fait renaître la Danzig multiculturelle et polyglotte d’avant 1945.
[2] Stefan Chwin naît à Gdańsk en 1949, où ses parents sont venus s’installer en 1945, au moment où ceux de Grass s’enfuient. Ils arrivent dans les valises de l’Armée rouge, après avoir été eux-mêmes chassés, respectivement par les Allemands et les Russes, sa mère de Varsovie, son père de Vilnius. Il grandit dans une Gdańsk soviétisée dont la population germanophone a quasiment totalement disparu et dont l’histoire est occultée par les nouvelles autorités.
[3] Les études sur la traduction dites « postcoloniales » ont permis de clarifier les enjeux des textes confrontant plusieurs langues et de sensibiliser les traducteurs à la nécessité de respecter autant que faire se peut un hétérolinguisme jadis considéré comme intraduisible (Denti 2019).
[4] « Ce que je sais du lieu de leur rencontre, grâce à ma connaissance des lieux tantôt effacée, tantôt superlativement nette, se mêle au zèle explorateur du veuf dont la récolte s’inscrit en bribes dans ses notes, disons : la tour de défense à sept étages sur base octogonale tenait lieu de tour d’angle nord-ouest du grand mur de la ville. Pour changer, on l’appelait l’« Œil-aux-Cuisines » au lieu d’une tour plus petite qui s’appelait ainsi jadis parce qu’elle jouxtait le couvent des dominicains et permettait de plonger chaque jour dans les casseroles de la cuisine conventuelle, [...] et, vers la fin du dix-neuvième siècle, dut être démolie avec les restes du couvent. Sur le terrain ainsi dégagé, l’on construisit à partir de 1895 une halle de marché néo-gothique qui, dénommée halle Saint-Dominique, a traversé la Première et la Seconde Guerre mondiale, et qui jusqu’à nos jours, sous son toit à large voussure, a, sur six rangs de boutiques, rassemblé une offre parfois abondante, souvent piteuse seulement : fils à repriser, poisson fumé, cigarettes américaines, concombres aux grains de moutarde à la polonaise et viande de porc beaucoup trop grasse, jouets en plastique venus de Hong-Kong, briquets du monde entier, cumin et pavot en cornets de papier, fromage à fondre et bas de perlon.
Du couvent des dominicains n’a subsisté que la sinistre église Saint-Nicolas [...]. Mais la halle du marché n’exhale le souvenir de l’ordre des moines noirs que par son seul nom ; qui s’applique aussi à une fête d’été qui, nommée Saint-Dominique, a survécu depuis le Moyen Âge tardif en dépit des vicissitudes politiques et qui présentement attire indigènes et touristes par ses musiciens de rues, ses marchands de saucisses, son bric-à-brac et sa brocante.
C’est en ces lieux, donc, entre le marché Saint-Dominique et Saint-Nicolas, vue oblique sur l’octogonale « Œil-aux-cuisines » qui est en face, que le veuf et la veuve se trouvèrent en un temps où le rez-de-chaussée de l’ancienne tour de défense était, par une pancarte manuelle portant Changeur, attesté comme officine de change. » (Traduction de Jean Amsler, L’appel du crapaud, Paris, Seuil, 1992, p. 9-10.)
[5] Sur les difficiles relations germano-polonaises et notamment sur la question de la déportation des populations allemandes en 1945, voir Kobylińska, Lawati, Stephan 1992, en particulier 413-37.
[6] Stefan Chwin grandit dans la maison abandonnée par une famille allemande et passe son temps à déchiffrer les signes de la présence d’une autre langue et d’une autre culture dans les espaces de sa vie intime : les inscriptions heiss et kalt (chaud et froid) au-dessus des robinets de la salle de bain, les journaux et les livres abandonnés dans le grenier, les marques sur la porcelaine et l’argenterie héritées des anciens habitants... (Chwin 2005 : 22, 51-52).
[7] Notre insuffisante maîtrise du polonais nous empêche d’étudier la traduction polonaise d’Unkenrufe, travail qui serait sans doute d’un grand intérêt.
[8] Ainsi au début du chapitre Les objets : « Les rumeurs autour d’Hanemann couraient sur le Langer Markt, dans les bureaux Hersen, sur l’Île aux Greniers, chez Kauffmann, rue Długie Pobrzeże [...] ».
©inTRAlinea & Dorothée Cailleux (2021).
"Danzig/Gdańsk comme espace de traduction chez Günter Grass et Stefan Chwin"
inTRAlinea Special Issue: Space in Translation
Edited by: Lucia Quaquarelli, Licia Reggiani & Marc Silver
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