Les Profs débarquent en Italie :

A scuola con i prof de « Focus Junior »

By Catia Nannoni (Università di Bologna, Italia)

Abstract

English:

This article analyses the Italian reception of Les Profs by Erroc and Pica, a French comic book series published since 2000 by Bamboo Édition which has enjoyed great success in France. The series, devoted to the adventures of the teachers and pupils of an imaginary high school, Fanfaron, was imported into Italy in two different ways. Firstly, single translated panels appeared in the monthly published children's magazine Focus junior, which began in 2004 and has continued uninterrupted until now. Secondly, a single volume containing the translation of two comic books was published by Mondadori in 2020. A comparison between these two publications reveals some interesting mechanisms in terms of selection of the originals, influence of the intended readership, constraint of seriality and the tendency to naturalise the realia and contexts evoked. I would like to argue that the Italian translation of Les Profs reveals a gradual awareness of the issues at stake and of the need to pursue an overall coherence, undoubtedly prompted by the translated volume, which also consecrated the official translator of this comics series.

French:

Cet article analyse la réception italienne d’une bande dessinée humoristique française qui connaît un grand succès dans l’Hexagone, Les Profs d’Erroc et Pica, publiée depuis 2000 par Bamboo Édition. Cette bande dessinée consacrée aux aventures des professeurs et des élèves d’un lycée imaginaire, le lycée Fanfaron, a fait l’objet d’un double canal d’importation en Italie, pour ainsi dire en deux phases et deux modalités de localisation : d’abord, la publication mensuelle d’une planche traduite dans le magazine pour enfants Focus junior, commencée en 2004 et ininterrompue jusqu’à présent, et ensuite la traduction de deux tomes en un seul volume chez Mondadori en 2020. La comparaison entre ces deux démarches met en lumière d’intéressants mécanismes quant à la sélection des originaux, au poids du lectorat envisagé, à la contrainte de la sérialité et à la tendance à la naturalisation des realia et des contextes évoqués. On peut affirmer que dans la traduction italienne des Profs se dessine une prise de conscience progressive des enjeux présents et de la nécessité de poursuivre une cohérence globale, stimulée sans doute par le passage à la traduction en volume, qui a, par ailleurs, consacré la traductrice officielle des Profs.

Keywords: traduction de la BD, comics translation, adaptation, comics, Les Profs

©inTRAlinea & Catia Nannoni (2024).
"Les Profs débarquent en Italie :"
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1. Les Profs en France et en Italie

Les Profs est une bande dessinée humoristique française qui connaît un grand succès dans l’Hexagone, une série créée par Erroc (pseudonyme de Gilles Corre, scénariste) et Pica (pseudonyme de Pierre Tranchand, dessinateur), publiée d’abord, en 1999, dans un magazine pour enfants (Le Journal de Mickey) et depuis 2000 en albums par Bamboo Édition[1]. Il s’agit d’une bande dessinée « catégorielle », c’est-à-dire consacrée à l’illustration d’une catégorie professionnelle, celle des professeurs justement, comme l’explicite la présentation placée en quatrième de couverture dès le premier tome (t. 1/2000), qui demeure quasiment inchangée jusqu’au tout dernier (t. 26/2023), dont nous citons :

Venez découvrir les seuls vrais aventuriers modernes : les profs ! Plus forts que Zorro, plus courageux qu’Indiana Jones et bien moins payés que James Bond, ces enseignants de choc n’hésitent pas à braver quotidiennement la jungle étouffante des lycées peuplés de tribus d’élèves hostiles.
Suivez le prof d’histoire débutant, le prof de gym survitaminé, la prof de français sexy, le prof de philo blasé et la prof d’anglais peau de vache dans leur croisade contre l’ignorance et le poil dans la main !

Conformément aux habitudes de publication de nombreuses bandes dessinées francophones, il s’agit d’une publication apériodique, qui sort en albums grand format, cartonnés et en couleur, comportant 48 pages, et se trouve en vente en librairie à un prix qui avoisine les 12 euros[2]. Chaque album se compose de planches qui sont pour la plupart autoconclusives et centrées sur une sorte de sketch[3]. Le cadre des épisodes est le lycée Fanfaron, classé comme le pire lycée de France, où sont mis en scène les rapports au quotidien entre les enseignants et les élèves, en jouant sur les stéréotypes attribués aux uns et aux autres (il y a des professeurs qui cherchent tout le temps une raison pour faire grève, ceux qui sont à tel point obsédés par leur travail qu’ils ne décrochent jamais, même pas en vacances, ceux qui s’énervent facilement et ceux qui craquent sous les difficultés, etc. ; du côté des lycéens, il y a le cancre, l’élève en surpoids qui se croit harcelé par le professeur de gymnastique, etc.).

On peut affirmer que cette bande dessinée se base sur un comique de situation, c’est-à-dire lié aux contextes et aux personnages – souvent caricaturaux, tant caractériellement que graphiquement –, bien que les épisodes qui se terminent sur un mot d’esprit ne manquent pas. Le ton se rapproche parfois de la satire quand on évoque des problèmes notoires comme la bureaucratie administrative, les fausses promesses du Ministère de l’Éducation nationale, les coupes dans les financements, les nouveaux modèles pédagogiques imposés aux enseignants et leur frustration, etc.

Comme Pica l’a souligné, c’est une bande dessinée intergénérationnelle, qui s’adresse aux jeunes en âge scolaire tout comme aux adultes, qu’ils soient enseignants ou pas, puisque tout le monde a un passé d’écolier et peut prendre plaisir à revivre les aventures représentées par les auteurs (Roux 2015). En même temps, on peut définir Les Profs comme une bande dessinée « populaire » (avis de Simon Léturgie rapporté dans Roux 2015), dans l’acception française mise en avant par Valerio Rota: « un fumetto che, per contenuti e stile narrativo, riesce ad incontrare i gusti di un ampio pubblico e ad essere venduto in un numero alto di copie »[4] (Rota 2000: 61).

La série des Profs a retenu l’attention de l’édition italienne quelques années après sa parution, quand, suite à un accord avec Bamboo Édition, le magazine mensuel Focus junior a commencé, dès son premier numéro en février 2004, à publier régulièrement une planche des Profs dans une rubrique intitulée A scuola con i prof, qui est devenue un rendez-vous incontournable, encore de nos jours, pour les jeunes lecteurs italiens. Ce magazine appartenant au groupe Mondadori est destiné aux élèves de l’école primaire ou au maximum des premières années du collège (le site du magazine indique la tranche d’âge de 8 à 13 ans[5]) ; il aborde des sujets divers, qui vont de l’actualité aux principales disciplines scolaires, tout en proposant des jeux, des blagues et des pages réservées à des bandes dessinées. Ce n’est qu’en 2020, à la suite du succès de la traduction mensuelle auprès des lecteurs, que l’idée est née de publier un volume entier en italien, empruntant le titre déjà acclimaté chez les lecteurs, A scuola con i prof.

Ce double canal d’importation de la bande dessinée originale, pour ainsi dire en deux phases et deux modalités de localisation (voir Zanettin 2008) – publication mensuelle, ininterrompue, et publication en volume, ponctuelle et non renouvelée –, pose d’intéressantes questions du point de vue traductif et traductologique, que nous illustrerons d’abord séparément, avant de tirer quelques conclusions communes.

2. La traduction mensuelle des Profs dans Focus Junior[6]

L’insertion de planches des Profs dans Focus Junior obéit à un projet qui comporte des adaptations de l’original à plusieurs niveaux. D’abord, on constate un abaissement de l’âge du public envisagé, car il s’agit d’un magazine pour enfants. Ensuite, la dénomination de la rubrique accueillant la traduction, A scuola con i prof, met bien l’accent sur la dimension collective du milieu, puisque c’est l’école dans son ensemble qui est au cœur de ces histoires, et pas seulement les enseignants.

2.1 La sélection des planches à traduire

Comme nous l’a confirmé un membre de la rédaction de Focus Junior, Marta Ferrario[7], l’orientation vers le public d’arrivée dicte d’abord une sélection attentive des contenus de la part des rédacteurs, qui reçoivent ensuite l’aval du directeur. Car ces contenus doivent être acceptables pour la tranche d’âge indiquée et font l’objet de l’attention constante des adultes-médiateurs qui achètent une copie du magazine ou un abonnement pour leurs enfants et n’hésitent pas à faire part à la rédaction de leur approbation, ou plus rarement de leur désaccord, sur les thèmes abordés dans les différentes sections. Marta Ferrario rapporte un épisode éclairant à ce propos : la planche publiée dans le n. 222/2022, tirée du t. 23/2020, mentionne « the French kiss », qui est le sujet d’un cours de la professeure d’anglais, ce qui explique pourquoi sa salle de classe est pleine d’élèves très motivés. Une mère a écrit à la rédaction pour se plaindre de ce choix, considéré comme frivole et inapproprié pour un magazine tel que Focus Junior. Dans un autre cas, Marta Ferrario raconte qu’au dernier moment une planche d’abord retenue pour la publication en italien a été écartée puisqu’on s’est rendu compte que, dans un coin, elle représentait un jeune en train de fumer : on a voulu ainsi prévenir des plaintes pour avoir inclus un élément non éducatif. Cela constitue un bel exemple de « political correctness » appliquée par le magazine sur la base de son éthique (Celotti 2008 : 36).

Le critère de l’adéquation du contenu – qui se rapproche d’une espèce d’autocensure due à des prérogatives éditoriales (voir Zanettin, sous presse) – explique sans doute, dans les traductions proposées, l’absence de planches portant sur des sujets clivants (par exemple l’épisode à la p. 23, dans le t. 2/2001, contient une allusion aux discriminations raciales et aux violences policières pendant une manifestation) ou inappropriés (comme la p. 41 du t. 1/2000, où Amina, la professeure de français super sexy, fait un strip-tease pour capter l’attention des élèves). Il en va de même pour l’omission d’histoires axées sur des problématiques professionnelles (le recrutement, le syndicat, les grèves, etc.), qui ne rencontreraient pas l’intérêt des jeunes lecteurs. Comme Marta Ferrario nous l’a confié, des raisons plus strictement traductives motivent l’exclusion d’épisodes comportant des realia ou des situations peu adaptables, ou encore des écueils linguistiques de taille. Parmi les exemples passibles d’un tel critère d’élimination, on pourrait citer une planche illustrant l’abus de sigles incompréhensibles qui sévissent dans le jargon scolaire imposé par l’Éducation nationale (t. 10/2007, p. 41), ou une autre dont la structure narrative est entièrement bâtie sur la comptine Poil à…, très populaire parmi les élèves français et reprise tant dans le texte verbal que dans le dessin (t. 1/2000, p. 43).

Étant donné les paramètres de sélection (visant à l’évitement de tout ce qui pourrait résulter inopportun ou problématique), le choix des planches traduites chaque mois dans Focus Junior ne suit pas forcément l’ordre chronologique des albums originaux, ni ne puise en égale mesure entre tous ceux qui sont disponibles. Un critère additionnel, que l’on pourrait définir de bon timing, influe parfois sur le moment de la parution des planches : certains épisodes concernant les vacances sont publiés dans les numéros estivaux, alors que des histoires où il est question du Père Noël paraissent dans le numéro de janvier, qui sort dans le courant du mois de décembre (par exemple FJ n. 24/2006 ; n. 144/2016).[8]

2.2. Une traduction « filtrée » et « décontextualisante »

Initialement, la responsabilité de la traduction des Profs peut être considérée comme collective, puisqu’au début ce travail était confié, de manière fortuite et sans attribution déclarée, à quiconque avait des rudiments linguistiques pour s’en occuper au sein de la rédaction du magazine. En 2012, on décide de conférer régulièrement cette tâche à une journaliste qui avait intégré la rédaction deux ans plus tôt, Marta Ferrario[9], en raison de sa connaissance de la langue française, étudiée au lycée et cultivée par la suite à l’Université, sans qu’elle n’ait pour autant de qualification professionnelle pour la pratique de la traduction. C’est encore elle qui assure de nos jours tous les mois la traduction des Profs dans Focus Junior et qui nous a renseignée sur la pratique établie : la maison d’édition française, Bamboo Édition, envoie les albums originaux et les planches en format PDF avec les bulles vides ; elle ne contrôle pas le résultat final, accordant une grande liberté dans la traduction-adaptation des planches, ce qui se voit également dans le rendu en italien, qui s’apparente très souvent à une réécriture. En effet, le parti pris qui semble caractériser la traduction dans Focus Junior est celui de la transparence vis-à-vis du public d’arrivée, dans l’acception notamment conçue par Georges Mounin, qui nous paraît la plus fonctionnelle pour éclairer notre propos[10] : la traduction entendue comme un « verre transparent » présuppose un traducteur « amené à masquer, à transposer, à supprimer […] tout ce qui risquerait de dépayser son lecteur » (Mounin 1994 : 89). Cette approche naturalisante fait en sorte que l’univers où se déroulent les épisodes est décidément « filtré, par un filtre qui retient comme impureté tout ce qui peut avoir un goût de civilisation prononcé » (Mounin 1994 : 90, italique dans le texte). Cette image rend bien l’idée du processus qui affecte l’original, dont les quelques spécificités culturelles qui restent après le tri préventif des planches sont soit supprimées, soit remplacées par des hyperonymes, quand elles ne sont pas carrément adaptées là où cela est possible. De l’aveu de Marta Ferrario, une démarche d’adaptation, bien que « minimale », était nécessaire pour aller à la rencontre du public cible, suivant d’ailleurs une orientation plutôt commune dans la littérature de jeunesse : elle parle d’une « décontextualisation » par rapport à l’original qui ferait émerger une « école universelle »[11], une espèce de lycée indéterminé que des écoliers ou des collégiens pourraient envisager sans être trop désorientés, ce qui est facilité par le fait que de toute façon ils n’en ont pas encore d’expérience directe. Il en résulte, par exemple, que les figures ou les caractéristiques dissymétriques entre les deux systèmes scolaires sont rendues par des fonctions plus ou moins comparables (par exemple le CPE, Conseiller principal d’éducation, dont les responsabilités relèvent de la discipline et des relations avec les familles dans l’enseignement secondaire, est rendu par « vice-preside », soit proviseur adjoint) et que les notes, en France basées sur 20, sont systématiquement converties sur 10, comme en Italie (sauf que parfois le dessin continue de montrer les notes françaises[12]).

2.2.1 Le traitement des titres

Cette macro-orientation cibliste se retrouve au niveau de la structure de chaque planche, où l’intitulation originale est altérée. Depuis le premier album de la série et encore actuellement, les épisodes français ont la particularité de présenter, en haut à droite de la page, un petit dessin en guise de condensé visuel suggérant une clé de lecture ou, pour le moins, une continuité thématique avec l’histoire qui suit. Focus Junior oblitère cette pratique et la remplace avec des titres verbaux, opération qui relève d’une attitude naturalisante à divers niveaux. Premièrement, les titres italiens évitent un effort de coopération et d’interprétation supplémentaire aux lecteurs, qui pourraient être déroutés par cette composante iconique additionnelle placée dans le paratexte, d’autant plus qu’elle revêt souvent une fonction ludique ou ironique pouvant redoubler l’effet d’opacité auprès d’un jeune public. Deuxièmement, les titres verbaux insérés par la rédaction obéissent à une volonté d’expliciter la thématique abordée dans la planche pour donner « une orientation de lecture »[13] qui est estimée nécessaire dans la présentation individuelle et décontextualisée de chaque épisode. Troisièmement, les titres ajoutés empruntent délibérément la voie de « formules à effet de type journalistique »[14], en mesure d’attirer l’attention du jeune lecteur, et retrouvent certaines caractéristiques du langage des bandes dessinées italiennes, qui regorgent de locutions et de tournures idiomatiques (voir Morgana 2016 : 246). On trouve par exemple des expressions figées ou des proverbes, parfois employés de manière détournée ou ironique : Se io do una cosa a te… (FJ n. 81/2010), Prendila con filosofia (FJ n. 95/2011), Chi si accontenta… (FJ n. 104/2012), A mali estremi… (FJ n. 176/2018). Ailleurs, les titres italiens contiennent des renvois à des intertextes connus des jeunes, comme Mission impossible 5 (FJ n. 103/2012), emprunté à la célèbre série cinématographique étasunienne, ou bien ils se font vecteurs de messages éducatifs (Abbasso il razzismo, FJ n. 228/2023).

Pour éclairer le fonctionnement du passage du titre visuel original au titre verbal italien, on peut considérer la première planche traduite, intitulée Mitico prof, interrogaci ancora ! (FJ n. 1/2004), où un professeur d’anglais allèche ses élèves en transformant ses interrogations en quiz télévisés, ce qui dans l’original est anticipé par un dessin représentant l’enseignant à côté d’une roue de la fortune (t. 1/2000, p. 15). Outre l’adjectif de registre familier (« mitico »), on peut observer dans le titre italien que la perspective de l’énonciateur coïncide avec celle des élèves (« Interrogaci »), selon un mécanisme qui s’avère fréquent dans Focus Junior dans le but de favoriser l’identification de la part des lecteurs. Un autre cas montre bien à quel point la seule référence visuelle peut s’avérer opaque : un gros plan du professeur de philosophie portant un turban, les yeux fermés et les mains jointes comme en prière, annonce l’épisode où il adopte un expédient pour hypnotiser ses élèves et leur faire aimer les philosophes (t. 5/2003, p. 7) ; en réalité, ce seront les élèves qui auront le dessus et qui réussiront à lui imposer leurs idoles (des chanteurs et des footballeurs), d’où le titre formulé par Focus Junior : Meglio i filosofi o i cantanti ?  (FJ 11/2004)[15].

2.2.2 Stratégies de transculturation

Quand l’évitement ou la généralisation des realia ne sont pas possibles, les planches de Focus Junior témoignent de stratégies d’adaptation, qui de ponctuelles peuvent devenir globales et amener à une opération de « transculturation », soit une naturalisation complète de l’horizon culturel d’origine (voir Podeur 2008 : 86-93, d’après Margot 1979 : 90). L’illustration la plus évidente est l’italianisation des noms des personnages évoluant dans l’univers des Profs (certaines planches traduites parlent d’ailleurs carrément de « la scuola italiana » et des « professori italiani » là où l’original évoquait la nationalité française, par exemple FJ n. 175/2018 - t. 16/2013, p. 39)[16]. Le manque de systématicité des correspondants initialement proposés s’explique à la fois par les obstacles posés à la sérialité par la fragmentation due à la publication échelonnée de planches individuelles et par l’instabilité du rôle de traducteur au sein de la rédaction avant l’arrivée de Marta Ferrario. Elle dit, en effet, avoir beaucoup travaillé dans le but de conférer une cohérence à cet aspect primordial de la série et donc une identité fixe aux protagonistes, puisque le lectorat des bandes dessinées s’attend à retrouver et à reconnaître ses personnages bien-aimés avec leur caractérisation et leurs petites manies (voir Scatasta 2002 : 103). L’exemple le plus éclatant est celui d’Antoine Polochon, professeur d'histoire qui voue un culte obsessionnel à Napoléon Bonaparte et ressasse une phrase qu’il n’arrive jamais à achever : « Ce jour-là, Napoléon dit à ses généraux… ». Dans la traduction italienne il prend d’abord les dénominations les plus variées, qui parfois se superposent à celles d’autres personnages : « Professor Rossi » (FJ n. 24/2006), « Pio Bistozzi » (FJ n. 64/2009) ; « Pestalozzi » (FJ n. 98/2012), « Antonio Polloni » (FJ n. 111/2013). Les préférences des traducteurs se fixent assez vite sur le prénom « Antonio » (FJ n. 82/2010 ; n. 128/2014 ; n. 159/2017, bien que l’épisode dans le n. 132/2015 atteste l’appellation hypocoristique « Ughetto » de la part d’une jeune collègue), alors que son nom de famille oscille davantage (de « Sapientoni », nom clairement parlant, FJ n. 96/2012, à « Filippazzi », FJ n. 132/2015), avant l’adoption définitive d’« Antonio Pellizzoni » dans la traduction en volume en 2020 et dans les planches de Focus Junior de ces dernières années.

Si, dans la version italienne, Polochon garde généralement son dévouement à Napoléon (personnage bien connu également des élèves italiens), qu’il continue d’évoquer dans sa célèbre phrase (« Quel/Un giorno, Napoleone, disse ai suoi generali… »), il montre parfois un penchant inédit pour l’histoire romaine et ses protagonistes, surtout dans des épisodes traduits pendant les dix-douze premières années de la rubrique A scuola con i prof. Par exemple, dans FJ n. 108/2013, il corrige des interrogations écrites sur « una cronologia dettagliata degli imperatori di Roma », alors que la consigne originale demandait « une chronologie détaillée des guerres napoléoniennes » (t. 13/2010, p. 32) ; à quelques reprises, il mentionne « Giulio Cesare » (Jules César) à la place de son adoré Napoléon et son livre intitulé Napoléon contre-attaque (t. 15/2012, p. 32) est remplacé par Giulio Cesare, storia e leggenda (FJ n. 141/2015).

Parmi les autres personnages des Profs, nous nous limiterons à signaler le destin de quelques noms au départ sémantiquement motivés. Boulard, le cancre du lycée, tellement aimé du public qu’il a inspiré la création d’un spin off[17], doit probablement son nom à l’altération péjorative de « boulet » (au sens propre : « boule de métal qu'on attachait aux pieds de condamnés », et au figuré : « obligation pénible », Le Robert). Dans la traduction italienne il est sujet lui aussi à de nombreuses fluctuations onomastiques (dont « Pierino », correspondant au célèbre cancre des blagues italiennes, FJ n. 24/2006), avant de trouver une stabilité comme « Piero » par décision rédactionnelle à partir de 2018, prénom qu’il garde également dans la traduction en volume. De même, l’élève paresseux et grassouillet, Boudini (de « boudin »), est rebaptisé par des noms renvoyant à des aliments à la consistance molle, d’abord « Semolini » (de « semola », soit « semoule », FJ n. 40/2007) et ensuite « Budini » (qui évoque un dessert italien, « budino », assimilable à un flan, FJ n. 208/2021).

Une tendance assimilatrice s’observe également dans le traitement des realia hors du milieu scolaire, qui sont l’objet de substitutions ponctuelles censées fournir au lecteur des éléments plus familiers : on change les destinations de vacances envisagées ou décrites, on remplace les personnages célèbres et les chansons évoqués, etc. Par exemple, dans FJ n. 90/2011 le lieu rêvé pour les vacances des professeurs passe des Antilles (t. 12/2009, p. 46) à la Sardaigne, avec une série de petits ajustements descriptifs ; dans sa liste au père Noël, Polonchon exprime le désir d’une « Ferrari » (FJ n. 24/2006) au lieu d’une « Porsche » (t. 1/2000, p. 29), alors qu’ailleurs les références à la chanteuse Madonna et au footballeur français Zidane (t. 5/2003, p. 7) sont remplacées par d’autres considérées plus proches du public d’arrivée (le rappeur Eminem et le footballeur Totti, FJ n. 11/2004). Pareillement, la chanson d’un groupe folk rock de musique celtique fredonnée par Polonchon en route vers la Bretagne[18] (t. 1/2000, p. 46) est adaptée en traduction par le biais de Volare de Domenico Modugno, un morceau on ne peut plus imprégné d’italianité qui s’insère dans un contexte où les références géographiques étrangéisantes ont été gommées (FJ n. 5/2004). Cette orientation continue bien au-delà des premiers numéros dont nous avons tiré ces exemples et peut déboucher sur une véritable transculturation, causant parfois quelques incohérences visuelles. C’est le cas d’un épisode sur les vacances d’été des professeurs qui s’étale sur quatre pages (t. 15/2012, p. 3-6), où le cadre se déplace de la France à l’Italie (FJ n. 128/2014) : le village de « Ploumanach-sur-Varech »[19] est remplacé par une localité inexistante, dont le nom comporte une consonance italienne, « Castelrugoso a mare » ; « le Sud » de la France est transformé en la « Sardegna », destination touristique tout aussi prisée ; le « pastis » planifié pour le soir est substitué par « pizza e gelato », et la lecture de Polochon n’est plus la énième « biographie de Napoléon », mais celle de « Giulio Cesare ». Cette transposition de l’horizon culturel de départ est toutefois dérangée par un détail visuel, puisque, dans la traduction, on continue de voir dans une vignette une serveuse dans son costume breton traditionnel, même si on a effacé l’enseigne « Crêperie ».

Une autre planche de Focus Junior va encore plus loin, introduisant un personnage familier au public cible à la place d’une référence totalement inventée dans le texte de départ, le footballeur Thierry Platon de l’équipe de Béton-sur-Tours (t. 4/2002, p. 6). Dans l’épisode original, cette homonymie avec Platon le philosophe grec permet l’équivoque et alimente la satisfaction du professeur face à l’intérêt inespéré manifesté par sa classe. Dans la traduction la méprise se joue sur le prénom « Adriano » (FJ n. 13/2005), puisque le professeur propose comme sujet d’un cours d’histoire l’empereur Adrien, alors que les élèves pensent à Adriano Leite Ribeiro, footballeur brésilien qui a joué dans l’équipe milanaise de l’Inter entre 2001 et 2009 et était connu simplement comme Adriano ou « L’imperatore » (d’où la double lecture du titre ajouté, Tutti matti per l’imperatore). Cette référence comporte la réécriture de l’épisode pour assurer la reconnaissance de la part du public et l’effet humoristique final, quitte à faire une entorse à la caractérisation de l’enseignant protagoniste (Maurice, qui de professeur de philosophie devient ici professeur d’histoire) et donc aux exigences de sérialité. D’ailleurs, ce personnage a été particulièrement maltraité dans la traduction de Focus Junior, qui montre pendant longtemps une hésitation quant à la matière qu’il enseigne, sans doute parce que c’est une discipline absente à l’école primaire et au collège en Italie[20].

3. A scuola con i prof chez Mondadori[21]

En 2020 le service marketing de Focus Junior a décidé de publier en italien un volume réunissant deux albums récents des Profs (t. 18/2016, dont il reprend la couverture, et t. 19/2017), choisis suite à des accords commerciaux entre les éditeurs. La direction en a confié la traduction entièrement à Marta Ferrario, qui s’occupait déjà des planches mensuelles, contre une petite rémunération forfaitaire ; sur ce support, son nom apparaît dans la page de titre (« Traduzione di Marta Ferrario ») et acquiert enfin une visibilité.

A scuola con i prof s’insère dans la collection « I fumetti di Focus Junior », qui comprend d’autres bandes dessinées pour enfants. Cet album a des dimensions légèrement inférieures au format français classique, mais il est, comme celui-ci, cartonné et coloré ; son prix réalise un compromis entre le modèle français et les habitudes de consommation italiennes de bandes dessinées, proposant 90 pages à 16 euros, solution qui n’a pas déplu au public, au vu du succès du volume[22]. La quatrième de couverture propose un texte ouvertement adressé à un co-énonciateur en âge scolaire, reprenant le descriptif original seulement dans l’incitation finale à la lecture, modulée de façon à mettre en relief « les bizarres aventures » des enseignants, sans trop les individualiser :

Andare a scuola non è facile neanche per i prof ! Hai mai pensato com'è la scuola vista con gli occhi degli insegnanti ? Cosa si dicono veramente in sala professori o alla macchinetta del caffè ? Cosa pensano dei colleghi e degli alunni ? Segui le bizzarre avventure degli insegnanti di storia, inglese, matematica, filosofia e tanti altri nella loro crociata contro l'ignoranza ![23]

Le site de l’éditeur italien catégorise cette publication pour des lecteurs entre 6 et 9 ans[24], une tranche d’âge donc plus basse que celle ciblée par le magazine Focus Junior (8-13 ans), ce qui paraît d’autant plus inapproprié que l’édition en volume présente des caractéristiques qui ménagent beaucoup moins ses destinataires. Pour commencer, il n’y a eu aucune sélection préalable des planches originales des tomes 18 et 19, qui ont toutes conflué, sans même changer d’ordre, dans le volume Mondadori, sans aucun égard pour des sujets potentiellement sensibles, comme par exemple la drogue, qui fait son apparition dans un épisode où Gladys, la professeure d’anglais, découvre Boulard et un camarade en train de fumer un joint dans les toilettes et passe rapidement de la désapprobation à l’envie d’essayer à son tour (t. 19/2017, p. 14 ; vol. M., p. 58). Le deuxième constat qui renforce cette idée d’un destinataire pour ainsi dire moins materné et idéalement sans doute plus âgé, pour la traduction en volume, que celui visé par les planches traduites dans le magazine, c’est la conservation systématique des petits titres iconographiques dans chaque épisode, sans l’ajout d’explications verbales (dans la planche susmentionnée on voit Gladys en version rasta).

Marta Ferrario a travaillé à la traduction de ces deux tomes des Profs pendant le premier confinement dû à la pandémie de Covid-19, pouvant bénéficier, de ce fait, d’une certaine continuité et d’un rythme plus détendu que pour les éditions mensuelles. Ces différences de conditions ont sûrement permis une prise de conscience de la nécessité de poursuivre une cohérence globale et de garantir la continuité narrative à l’intérieur de la série. Le respect des exigences de sérialité a rendu la traduction du volume plus homogène, notamment quant aux choix relatifs à l’onomastique et à la caractérisation des personnages, qui se sont ensuite répercutés sur la pratique traductive dans Focus Junior. Que cette occasion ait été propice à une réflexion plus approfondie sur la démarche traductive à entreprendre semble confirmé par le fait que quelques-unes des planches traduites dans le volume Mondadori avaient déjà paru séparément dans Focus Junior (en 2019), et que la traduction plus récente diffère en quelques petits points, relevant d’un travail généralement plus soigné[25].

En ce qui concerne la tendance à la naturalisation, on constate dans le volume le maintien de l’habitude d’italianiser les noms propres des nouveaux personnages qui sont introduits, en proposant tout de même des solutions moins fantaisistes que dans les premières traductions de Focus Junior (par exemple dans la planche à la p. 12 du t. 19, « Bernard Longet » devient « Bernardo Longhi », vol. M., p. 56) ou bien des solutions intermédiaires (comme « Élodie Morel », t. 18/2016, p. 34, nom qui est partiellement italianisé en « Élodie Morelli », vol. M., p. 34), tout en ne renonçant pas à des substituts plus libres quand il s’agit de maintenir certaines connotations (comme le prénom « Mafalda », vol. M. p. 52, à la place de « Cindy », t. 19/2017, p. 8, pour caractériser une élève disgracieuse et complexée, en introduisant au passage un rappel intertextuel à la célèbre bande dessinée argentine du même nom). En outre, le passage au volume a définitivement cristallisé les appellations des protagonistes, mettant un terme à la fluctuation qu’ils avaient connue dans les planches du magazine : par exemple, la professeure de français aux origines maghrébines, Amina, confirme son prénom original auprès du public italien, la professeure d’anglais qui, en dépit de son prénom britannique (Gladys), parle très mal la langue qu’elle est censée enseigner, est nommée Rita, et Serge Tirocul, professeur fainéant et absentéiste au nom parlant (« tire-au-cul » signifie « personne paresseuse », Le Robert), trouve son correspondant stable dans « Sergio Lazzaroni » (« lazzarone » : « persona […] per lo più pigra, scansafatiche », Treccani).

Pour ce qui est des realia, il faut d’abord dire que les deux tomes retenus pour la traduction en volume en contiennent très peu, ce qui peut avoir joué dans la sélection. Celles qui sont présentes constituent des exemples isolés et peu problématiques du point de vue traductif, tantôt elles sont généralisées ou accompagnées d’un hyperonyme (par exemple « la MJC Jean-Claude Van Damme » – le sigle renvoyant à la « maison des jeunes et de la culture », nommée d’après un acteur et expert d’arts martiaux très populaire également en Italie, t. 19/2017, p. 24 – est rendue par « centro sociale Jean Claude Van Damme », vol. M. p. 68), tantôt elles sont conservées dans l’original sans répercussion sur la tenue de l’épisode (comme « cet excellent Château-Mamour 82 » – t. 18, p. 9 – compréhensible grâce à l’image d’une bouteille servie au restaurant et à la connotation de prestige des vins français internationalement répandue : « questo eccellente Château-Mamour dell’82 », vol. M., p. 9). 

Dans le volume comme dans les planches traduites dans le magazine, peuvent subsister des discordances qui sont parfois signalées par les lecteurs, mais qui, selon Ferrario, n’entravent finalement pas le plaisir de la lecture. C’est le cas de l’épisode qui clôt le volume Mondadori sur le voyage scolaire à Londres, Ze London trip[26] (titre maintenu à l’identique en italien puisqu’il évoque la prononciation anglaise) : les élèves (qui en traduction sont censés être italiens) rejoignent la capitale britannique par l’Eurostar, train qui relie Paris et Londres à travers le tunnel sous la Manche, qui est cité et représenté visuellement (t. 19, p. 42 ; vol. M., p. 86). Ou encore, pendant un cours d'éducation physique et sportive (t. 18/2016, p. 23) le professeur rappelle aux élèves, pour les motiver à améliorer leurs performances, qu’ils ont choisi « l’option piscine au bac », ce qui est inconcevable en Italie, quel que soit le lycée (« la prova in piscina per gli esami », vol. M., p. 23). Ailleurs, on remarque une mauvaise interprétation d’un élément typique du milieu scolaire français, inexistant en Italie : le « foyer » (t. 18/2016, p. 30), soit la salle où, dans un lycée, les élèves peuvent se détendre, est rendu par « sala insegnanti » (vol. M., p. 30), malgré l’incohérence visuelle et diégétique qui s’ensuit, puisque dans cet espace se réunissent des lycéens pour élaborer le journal de l’école. De même, les punitions prévues dans les écoles françaises, les « heures de colle » (t. 19/2017, p. 41), n’ayant pas de correspondant en Italie, apparaissent peu convaincantes et plutôt maladroites en traduction (vol. M., p. 85 : « quattro ore di punizione »).

4. Quelques réflexions finales

Ce parcours à travers l’importation des Profs en Italie nous permet de dresser un bilan de quelques aspects généraux et d’indiquer des pistes de recherche ultérieures. D’abord, on peut affirmer que la formule réalisée par Focus Junior s’est avérée gagnante pour créer un intérêt pour cette bande dessinée et pour fidéliser un public qui se passionne, encore aujourd’hui, pour les aventures des personnages du lycée Fanfaron. Le passage à la traduction en volume semble avoir stimulé une meilleure appréhension des enjeux présents dans la bande dessinée originale et a sûrement permis la consolidation d’une mémoire historique en mesure de mieux répondre aux attentes du public (voir Scatasta 2002 : 103). Cela se reflète dans les traductions mensuelles successives de Focus Junior, qui relèvent enfin d’une vision d’ensemble. En outre, l’expérience de la traduction en volume a consacré Marta Ferrario comme la traductrice officielle de cette bande dessinée en italien (bien qu’encore non déclarée comme telle dans le magazine) et la responsable de la sélection périodique des planches originales.

De plus, au fil des années, on assiste en traduction à une attention croissante vers les éléments du paratexte linguistique (voir Celotti 2008 : 39-42) : les inscriptions hors des bulles ou tracées sur des objets sont traduites de plus en plus souvent, et les onomatopées et les interjections sont remplacées par leurs correspondants italiens, quand elles ne sont pas partagées entre les deux langues. Auparavant, dans les deux cas, ces éléments étaient d’habitude effacés ou, plus rarement, laissés dans la langue originale, ce qui créait un effet d’opacité paradoxal dans un projet traductif voué à la transparence. On peut mettre ce changement d’attitude, bien que non systématique, sur le compte d’une plus grande prise de conscience de l’apport de ces composantes à la signification globale du texte, favorisée par les nouvelles facilités techniques permettant d’intervenir sur l’aspect graphique de manière moins onéreuse que par le passé. Un exemple assez éloquent en est une planche tirée du t. 21/2018 (p. 3), basée sur une partie de Scrabble où apparaissent les lettres qui composent le mot « rentrée », le véritable épouvantail des professeurs. Cet épisode est sélectionné pour paraître dans Focus Junior (n. 212/2021), où ces lettres dans et hors les bulles sont modifiées pour former le mot correspondant en italien, « rientro ».

Pour ce qui concerne la langue utilisée en traduction, que ce soit dans le magazine ou dans le volume, Marta Ferrario insiste sur l’importance de bien cerner les spécificités linguistiques de chaque personnage (ses phrases fétiche ou son idiolecte, comme l’anglais macaronique de Gladys, efficacement reproduit sur base italienne en traduction) et sur la difficulté de trouver en italien le ton approprié pour la langue orale et familière largement représentée dans la bande dessinée, sans tomber dans l’aplatissement ni dans des régionalismes. Si une analyse systématique reste à faire sur ce point, l’impression générale qui se dégage est que la langue de la version italienne est globalement moins branchée que celle de l’original, tout en cherchant à injecter des éléments du jargon juvénile[27]. Cela peut dépendre non seulement de la difficulté de rendre les variétés diaphasiques du français dans une langue comme l’italien, qui se différencie plutôt sur l’axe diatopique[28], mais aussi de la volonté de proposer aux lecteurs un modèle de langue pour ainsi dire contrôlé, ce qui vaut surtout pour les traductions mensuelles clairement destinées à un public très jeune (cette tendance au conservatisme linguistique dans les bandes dessinées publiées en Italie, originales ou traduites, est confirmée par Macedoni 2010 et Morgana 2016 : 242-243). En effet, la qualité de la langue est un aspect que les adultes surveillent de près dans les publications pour l’enfance : Marta Ferrario affirme que parfois la rédaction de Focus Junior reçoit des plaintes de la part de parents sur l’usage de lombardismes, jugés déplacés dans un magazine au tirage national (par exemple le verbe « bigiare »[29], vol. M., p. 85, pour « sécher l’école », t. 19/2017, p. 41) ; elle se justifie en alléguant l’origine géographique de la plupart des collaborateurs du magazine, qui a son siège à Milan, épicentre du monde de l’édition italienne. Un souci d’acceptabilité dans les planches traduites se révèle, en outre, dans quelques cas d’euphémisation par rapport aux expressions originales (par exemple « vous êtes foutue », t. 11/2008, p. 25 > « è spacciata », FJ n. 80/2010 ; « le concierge est une grosse bouse », t. 18/2016, p. 16 > « il custode puzza », vol. M., p. 16), sans que cela soit particulièrement évident, puisque, par une sorte d’autocensure linguistique préalable, cette bande dessinée au départ ne se distingue pas par un langage particulièrement grossier et que, pour exprimer les dysphémismes, elle fait un large usage de métaphores visuelles, qui se passent de traduction et que chaque lecteur peut verbaliser à sa guise.

Au niveau du contenu, à la lecture des derniers tomes il nous paraît que les épisodes profondément ancrés dans un horizon de référence spécifiquement français se font rares, ce qui réduit par conséquent la présence des realia et leur impact dans le processus traductif. Éviter de singulariser l’origine de son produit pour encourager la plus vaste identification possible de la part des lecteurs pourrait correspondre à un objectif de marketing qui tend vers l’universalisation et en général favorise l’exportation[30], faisant par conséquent le jeu de Focus junior et rendant la « filtration » culturelle évoquée par Mounin (1994 : 90) de moins en moins nécessaire. 

 

Références bibliographiques :

Sources primaires :

Pica et Erroc (2000) Les Profs. Interro surprise, t. 1, Charnay-Lès-Mâcon, Bamboo Édition.

Pica et Erroc (2001) Les Profs. Loto et colles, t. 2, Charnay-Lès-Mâcon, Bamboo Édition.

Pica et Erroc (2002) Les Profs. Rentrée des artistes, t. 4, Charnay-Lès-Mâcon, Bamboo Édition.

Pica et Erroc (2003) Les Profs. Chute des cours, t. 5, Charnay-Lès-Mâcon, Bamboo Édition.

Pica et Erroc (2006) Les Profs. Rythme scolaire, t. 9, Charnay-Lès-Mâcon, Bamboo Édition.

Pica et Erroc (2007) Les Profs. Motivation : 10/10, t. 10, Charnay-Lès-Mâcon, Bamboo Édition.

Pica et Erroc (2008) Les Profs. Tableau d’horreur, t. 11, Charnay-Lès-Mâcon, Bamboo Édition.

Pica et Erroc (2009) Les Profs. Grève party, t. 12, Charnay-Lès-Mâcon, Bamboo Édition.

Pica et Erroc (2010) Les Profs. Devoir surveillé, t. 13, Charnay-Lès-Mâcon, Bamboo Édition.

Pica et Mauricet, Erroc (2012) Les Profs. Bulletin météo, t. 15, Charnay-Lès-Mâcon, Bamboo Édition.

Pica et Mauricet, Erroc (2013) Les Profs. 1,2,3 rentrée !, t. 16, Charnay-Lès-Mâcon, Bamboo Édition.

Léturgie et Erroc (2016) Les Profs. Hors sujet, t. 18, Charnay-Lès-Mâcon, Bamboo Édition.

Léturgie et Erroc (2017) Note to be, t. 19, Charnay-Lès-Mâcon, Bamboo Édition.

Léturgie, Erroc & Sti (2018) Rentrée des clashs, t. 21, Charnay-Lès-Mâcon, Bamboo Édition.

Léturgie, Erroc et Sti (2020) Heure de cool, t. 23, Charnay-Lès-Mâcon, Bamboo Édition.

Léturgie, Erroc et Sti (2023) Job dating, t. 26, Charnay-Lès-Mâcon, Bamboo Édition.

Traductions italiennes :

Focus Junior (2004-…) rubrique « A scuola con i prof », Milano, Mondadori.

Léturgie et Erroc (2020) A scuola con I prof, traduction italienne de Marta Ferrario, Milano, Mondadori.

Textes secondaires :

Arber, Solange (2018-2019) « Traduire ‘sous verre’ ou ‘à la vitre’ : l’imaginaire de la transparence en traduction », Itinéraires, 2 et 3, URL: http://journals.openedition.org/itineraires/4625 (consulté le 3 novembre 2023).

Berruto, Gaetano (2012) Sociolinguistica dell’italiano contemporaneo, Roma, Carocci.

Celotti, Nadine (2008) « The translator of Comics as a Semiotic Investigator », in Comics in Translation, Federico Zanettin (sous la direction de), Manchester, St. Jerome : 33-49.

Le Robert. Dico en ligne URL : https://dictionnaire.lerobert.com/ (consulté le 3 novembre 2023).

Macedoni, Anna (2010) « L’italiano tradotto dei fumetti americani : un’analisi linguistica », RITT - Rivista internazionale di tecnica della traduzione, n. 10 : 93-102.

Margot, Jean-Claude (1979) Traduire sans trahir: la théorie de la traduction et son application aux textes bibliques, Lausanne, L’âge d’homme.

Morgana, Silvia (2016) « La lingua del fumetto », in La lingua italiana e i mass media, Ilaria Bonomi et Silvia Morgana (sous la direction de), Roma, Carocci : 221-255.

Mounin, Georges [1995] (1994) Les Belles Infidèles, Lille, Presses Universitaires de Lille.

Podeur, Josiane (2008) Jeux de traduction/Giochi di traduzione, Napoli, Liguori.

Rota, Valerio (2000) « Tradurre i fumetti : l’esempio di XIII », Studi di letteratura francese, XXV : 57-63.

Rota, Valerio (2008) « Aspects of Adaptation. The Translation of Comics Formats », in Comics in Translation, Federico Zanettin (sous la direction de), Manchester, St. Jerome : 79-98.

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Scatasta, Gino (2002) « Tradurre il fumetto », in Manuale di traduzioni dall’inglese, Romana Zacchi et Massimiliano Morini (sous la direction de), Milano, Mondadori : 102-112.

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Treccani. Vocabolario della lingua italiana, https://www.treccani.it/vocabolario/ (consulté le 3 novembre 2023).

Vitali, Ilaria (2018), « Banlieues en cases : traduire la bande dessinée Desperate blédardes des sœurs Gargouri », Atelier de traduction, 29 : 99-114.  

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Zanettin, Federico (sous presse) « The Censorship of Comics in Translation : The case of Disney comics », in Routledge Handbook of Translation and Censorship, Denise Merkle et Brian Baer (sous la direction de), London, Taylor and Francis.

Notes

[1] Au fil des années, les collaborations ont changé : du t. 1 au 13 les albums affichent les noms d’Erroc et Pica, du t. 14 au 16 celui de Mauricet s’ajoute pour le dessin, le t. 17 mentionne seulement Erroc et Pica, et à partir du t. 18 Simon Léturgie remplace définitivement Pica ; à partir du t. 21 et jusqu’à présent, Sti s’ajoute à Erroc en tant que co-scénariste.

[2] Le format (217 mm x 293 mm) correspond plus ou moins à celui dit standard pour la bande dessinée française (230 mm. x 300 mm) : voir Rota (2008).

[3] Fait exception le t. 20/2017, le seul occupé par une histoire complète. Dans d’autres albums, on peut néanmoins trouver de temps en temps des épisodes qui dépassent la longueur d’une planche.

[4] « Une bande dessinée qui, par ses contenus et son style narratif, réussit à répondre aux goûts d’un vaste public et à être vendu en un grand nombre d’exemplaires » (notre traduction).

[5] https://www.focus.it/abbonamento-focus-junior/ (consulté le 3 novembre 2023)

[6] Les exemples tirés de Focus Junior seront dorénavant marqués par l’abréviation « FJ ».

[7] Interview téléphonique avec Marta Ferrario, 30/9/2022.

[8] Pendant les premières années (par exemple n. 42/2007 ; 43/2007 ; 44/2007 ; 55/2008, mais même au-delà : n. 91-92/2011), la rédaction de Focus Junior a parfois profité de la saison d’été pour suspendre la publication de la planche mensuelle des Profs, en les envoyant pour ainsi dire en vacances, ce qui avait suscité de vives protestations de la part des lecteurs. Dans l’éditorial du n. 68/2009 le directeur de Focus Junior affirme vouloir y remédier, en proposant une histoire « extralarge » des Profs en guise de compensation.

[9] Son nom apparaît dans la composition de la rédaction à partir du n. 76/2010.

[10] Tout comme Arber (2018-2019), qui dresse un inventaire des métaphores de la transparence dans les discours sur la traduction, nous estimons que l’apport de Mounin – qui a appliqué ce concept au point de vue du lecteur – garde tout son intérêt pour nourrir la réflexion actuelle.

[11] Interview téléphonique avec Marta Ferrario, 30/9/2022.

[12] Par exemple dans FJ n. 96/2012 on voit dans une bulle un 2/20 parmi d’autres pictogrammes exprimant la colère de la professeure d’anglais envers ses élèves. Ce genre d’incohérence n’est pas absent non plus dans la traduction en volume chez Mondadori, où cette même note est visible sur une copie corrigée (p. 22).

[13] Interview téléphonique avec Marta Ferrario (30/9/2022).

[14] Interview téléphonique avec Marta Ferrario (30/9/2022).

[15] Pendant les premières années, Focus Junior conserve le dessin original dans son emplacement, à côté de sa verbalisation en italien, à deux occasions isolées, où il est censé être facilement compréhensible : dans le n. 25/2006, la métaphore visuelle d’un cœur transpercé à côté des noms d’Amina et de l’élève Boulard, et, dans le n. 78/2010, des bulles remplies chacune de mots en langues différentes, aptes à évoquer la diversité des idiomes dont il sera question dans l’épisode. Par la suite, les dessins originaux tenant lieu de titres sont maintenus systématiquement entre 2012 (à partir du n. 96) et 2013 (jusqu’aux n. 109 et 112) ; puis cette habitude disparaît, pour refaire surface de manière intermittente entre 2014 et 2016 et cesser définitivement dans le courant de l’année 2017.

[16] Cela ne s’aligne pas à la situation constatée par Scatasta (2002 : 102) pour la traduction de l’onomastique des bandes dessinées anglophones, où l’italianisation semble être tombée en désuétude. Ce décalage peut se justifier par le fait que Focus Junior s’adresse à un public d’enfants.

[17] À partir du n. 136/2015 Focus Junior traduit parfois des planches tirées de cette série dérivée, Boulard, que nous ne considérerons pas dans notre travail.

[18] Il s’agit du refrain, très célèbre en France, extrait de la chanson La jument de Michao interprétée par le groupe Tri Yann (1976).

[19] « Ploumanach » existe bel et bien, alors que « Varech » est du faux breton, c’est du normand pour « tas d’algues » (TLFI : « Ensemble de plantes marines, en particulier d'algues brunes »).

[20] Outre l’histoire (dans l’exemple cité mais aussi ailleurs, comme dans FJ n. 39/2007- t. 9/2006, p. 16) la philosophie se trouve remplacée par la grammaire (voir FJ n. 141/2015 - t. 15/2012, p. 33).

[21] Les exemples tirés du volume seront dorénavant marqués par l’abréviation « vol. M. »

[22] Il est désormais difficilement repérable en version papier, mais encore disponible en format électronique sur le site de l’éditeur.

[23] « Aller à l'école n'est pas facile même pour les profs ! As-tu jamais pensé à ce qu'est l'école vue par les yeux des enseignants ? Que se disent-ils vraiment dans la salle des professeurs ou à la machine à café ? Que pensent-ils de leurs collègues et de leurs élèves ? Suivez les aventures bizarres des enseignants d'histoire, d'anglais, de mathématiques, de philosophie et de bien d'autres encore dans leur croisade contre l'ignorance ! » (notre traduction).

[25] À titre d’exemple on peut évoquer l’épisode Avventura nel parco (FJ n. 183/2019), retraduit dans le volume Mondadori (p. 69) en retouchant quelques choix lexicaux pour aller vers des formules parfois plus idiomatiques et plus proches du registre familier utilisé dans l’original (t. 19/2017, p. 25) : « Grosse Madame » > « Signora cicciottella » (FJ) > « Signora cicciona » (vol. M.) ; « Débrouille-toi tout seul » > « Sbrigatela da solo » (FJ) > « Arrangiati da solo » (vol. M.) ; « Je ne peux pas prendre le risque de te laisser en vie » > « Non posso prendermi il rischio di lasciarti vivere » (FJ) > « Non posso rischiare di lasciarti in vita ! » (vol. M.).

[26] Dans ce cas on assiste à l’introduction d’une intitulation verbale – en plus du titre iconique – déjà dans l’original, à travers une formule inscrite dans un tableau qui occupe la première case. Cette redondance survient à d’autres occasions dans la bande dessinée originale, surtout quand l’épisode se développe sur plus d’une page.

[27] Nous nous limitons à indiquer un seul exemple de cet aspect dont le traitement déborderait du cadre de la présente étude : la planche à la p. 24 du t. 19/2017, qui met en scène un élève rappeur usant largement du verlan et concurrencé en cela par le professeur, est traduite en éludant cette trace typique de la langue des jeunes et en misant sur la seule portée sémantique des répliques, quoique parfois rimées, et sur le comique de la situation (vol. M., p. 68).

[28] Berruto affirme que, bien que dans le nouveau millénaire le poids de la variation diatopique se soit réduit ˗ notamment parmi les nouvelles générations ˗ en faveur d’un élargissement et d’une diversification de la dimension diaphasique (2012 : 54), en italien la variation des registres se joue sur une gamme plus restreinte que dans d’autres langues (173 ; 175). De nombreux cas d’étude ont exploré les voies que peut prendre la transposition de la variation linguistique entre le français et l’italien, à travers plusieurs genres. Nous nous bornons ici à signaler un travail portant sur la traduction en italien d’une BD française, Vitali (2018).

[29] Treccani : « bigiare: lomb. Marinare la scuola ».

[30] Concernant en particulier les bandes dessinées créées pour une distribution internationale, Zanettin (sous presse) atteste ce type d’évitement, sur la base d’une sorte de « preventive economic self-censorship ».

About the author(s)

Catia Nannoni est professeure de Linguistique française et Traduction au Département de Langues, Littératures et Cultures Modernes de l’Université de Bologne, où elle enseigne la linguistique française et la traduction du français vers l’italien. Elle est titulaire d’un doctorat en Sciences de la traduction obtenu en 2003 à l’Université de Bologne. Ses recherches et ses publications récentes portent sur la traduction de textes plurilingues et de littératures migrantes, ainsi que sur la traduction audiovisuelle et intersémiotique.

Catia Nannoni is Professor of French language and translation at the Department of Modern Languages, Literatures, and Cultures at the University of Bologna, where she teaches French linguistics and translation from French into Italian. She holds a PhD in Translation Studies, awarded in 2003 by the University of Bologna. Her research and recent publications focus on the translation of multilingual texts and migrant literature, as well as on audiovisual and intersemiotic translation.

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©inTRAlinea & Catia Nannoni (2024).
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