Une carte en traduction, pour quoi faire ? Le cas de Chronique des sept misères de Patrick Chamoiseau
By Chiara Denti (University of Paris 1 Panthéon-Sorbonne, France)
Abstract
English:
The spatial dimension around which issues of identity and language are woven is a central concern in Patrick Chamoiseau’s work. The spatial practice staged in Chronique des sept misères (1986) is part of a very precise theoretical horizon, borrowing from Glissant’s “counter-poetics” and its notions of “ruse” and “détour”. However, the English translation seems to deviate from this framework, leading to a reconfiguration of the novel’s relationship to narrative space. By choosing to place two geographical maps at the opening of the translated work, it undermines the spatial imaginary of the novel. The aim of this study is to analyse these added peritextual elements and to question their effects and reasons. The type of analysis proposed attempts to approach the activity of translation by going beyond a textual reading, in order to integrate into the reflection all those external elements and constraints of an editorial and commercial nature likely to orient and shape the process of translation with a view to greater “transparency”.
French:
La dimension spatiale autour de laquelle se tissent des enjeux tant identitaires que linguistiques est un motif central de la production de Patrick Chamoiseau. La pratique spatiale mise en scène dans Chronique des sept misères (1986) s’inscrit dans un horizon théorique très précis, empruntant de la « contre-poétique » glissantienne et de ses notions de « ruse » et de « détour ». Or, la traduction anglaise semble s’écarter de ce cadre, conduisant à une reconfiguration du rapport du roman à l’espace narratif. En choisissant de poser en ouverture de l’œuvre traduite deux cartes géographiques, elle finit en effet par mettre à mal l’imaginaire spatiale du roman. L’objectif de cette étude est d’analyser ces ajouts péritextuels, d’en interroger les effets et les raisons. Le type d’analyse proposée essaie d’aborder l’activité de traduction en allant au-delà d’une lecture textuelle, pour intégrer à la réflexion tous ces éléments externes et ces contraintes d’ordre éditorial et commercial susceptibles d’orienter et de façonner le processus de traduction en vue d’une plus grande « transparence ».
Keywords: carte littéraire, espace, paratexte, transparence, traduction, literary map, space, paratext, transparency, translation
©inTRAlinea & Chiara Denti (2021).
"Une carte en traduction, pour quoi faire ? Le cas de Chronique des sept misères de Patrick Chamoiseau"
inTRAlinea Special Issue: Space in Translation
Edited by: Lucia Quaquarelli, Licia Reggiani & Marc Silver
This article can be freely reproduced under Creative Commons License.
Stable URL: https://www.intralinea.org/specials/article/2578
Comme le sens étymologique du mot le montre bien, la traduction est associée de manière immédiate et inextricable à l’élément spatial ; étant une activité liée à l’idée de ‘transport’, à travers des espaces linguistiques et culturels, la traduction est un concept intrinsèquement ‘spatialisé’. C’est précisément en s’inspirant de ce sens étymologique que Salman Rushdie a introduit sa célèbre définition de l’écrivain postcolonial en tant que ‘translated man’ : ayant été ‘mené au-delà’, ‘transporté’ à travers des frontières géographiques, linguistiques, culturelles, Rushdie se qualifie à juste titre d’‘homme traduit’ (Rushdie 1993 : 28).
En dépit de cet implicite spatial, le dialogue entre traduction et espace est relativement récent et s’inscrit dans le cadre de ce qu’on nomme le ‘spatial turn’ ou ‘tournant géographique’ (Collot 2014 : 15), issu d’une volonté de restituer une centralité à la dimension spatiale longtemps négligée dans les sciences humaines et sociales. Et pourtant, il est indéniable que la référence spatiale a souvent nourri la pensée traductive, étant la source de notions telles que celle de ‘tiers espace’ (Bhabha 1994) ou de ‘zone de traduction’ (Apter 2005), qui affichent une marque spatiale explicite (Italiano 2016 : 3).
Au sein des études de la traduction, le tournant spatial a surtout eu pour effet d’ouvrir la perspective sur les ‘géographies de la traduction’ (Italiano 2016 : 4), soulignant dès lors qu’il importe de prendre en compte la spatialité de ses pratiques pour envisager la traduction en tant qu’activité située. Ce qui, jusqu’ici, a été peu exploré, c’est le traitement traductif de l’espace, à savoir ce qui arrive à l’espace lorsqu’il est ‘transporté à travers’ (si l’on s’en tient au sens littéral) (De Bleeker 2014 : 228). En effet, les travaux consacrés à l’élément spatial ont, en général, mis en avant le traitement de la toponymie, la traduction des noms de lieu s’avérant être l’un des indices textuels opérant comme un agent révélateur du rapport à l’autre[1].
Nous souhaitons ici parcourir cette piste, en nous focalisant sur le devenir de l’espace narratif en traduction et ce, à partir du cas si inspirant de Chronique des sept misères (1986), roman de l’écrivain martiniquais Patrick Chamoiseau.
Réapproprier l’espace
Dès la publication de l’ouvrage fondateur et désormais classique des études postcoloniales The Empire Writes Back (Ashcroft, Griffiths et Tiffin 1989), la critique a souligné l’importance de l’élément spatial au sein des littératures postcoloniales. La colonisation ayant été avant tout une entreprise de conquête de l’espace, d’occupation ou domination de territoires, il n’y a rien d’étonnant à ce que le thème revienne de manière récurrente, souvent sous la forme d’une reconquête des espaces. De même que l’Histoire passe par un travail de réécriture et de révision des oublis et des mensonges de l’historiographie officielle, la géographie fait l’objet d’une lutte pour une possible réappropriation.
La dimension spatiale, sur laquelle viennent se greffer des enjeux tant identitaires que linguistiques, revêt un rôle essentiel dans la production de Chamoiseau, comme en témoigne Texaco (Molinari 2004). Épopée du peuple martiniquais, ce roman est consacré au combat mené pour la conquête de Texaco, quartier populaire situé aux abords de Fort-de-France. Lieu proprement créole, Texaco est menacé de destruction par les autorités de la ville qui le jugent insalubre et contraire à l’ordre public (Chamoiseau 1992 : 19). C’est pour empêcher que le quartier soit rasé que Marie Sophie Laborieux, l’ancêtre fondatrice du quartier, relate l’histoire de sa fondation, opposant son récit à la science de l’urbaniste chargé de ‘rénover’ le quartier, ce qui revient à le détruire. Récit de la conquête d’un espace, le roman s’articule autour d’une grande métaphore spatiale opposant le couple En-ville/périphérie duquel découle toute une série d’oppositions binaires centre/périphérie, ordre/désordre, français/créole, écrit/oral :
Au centre, une logique urbaine occidentale, alignée, ordonnée, forte comme la langue française. De l’autre, le foisonnement ouvert de la langue créole dans la logique de Texaco. […] Ici la trame géométrique d’une grammaire urbaine bien apprise, dominatrice ; par là, la couronne d’une culture-mosaïque à dévoiler. (Chamoiseau 1992 : 235)
La ville de Fort-de-France a d’ailleurs fait l’objet d’actes symboliques et ponctuels de résistance : la statue de l’impératrice Joséphine (qui aurait incité Bonaparte à rétablir l’esclavage) a été décapitée à plusieurs reprises, tandis que l’enseigne de l’‘Office Départemental du Tourisme’ a perdu quelques lettres devenant ainsi le dérisoire ‘Office mental du Tourisme’ (Loichot 2004 : 52). Une telle pratique de subversion réalisée par le découpage des lettres ressemble de près aux formes de transgression linguistique dont il est question dans le Discours Antillais d’Édouard Glissant (1981). Dans le paragraphe intitulé Créolisation, Glissant raconte comment des autocollants distribués par la sécurité routière, avec l’avertissement ‘NE ROULEZ PAS TROP PRÈS’, ont été spontanément transformés et manipulés, donnant lieu à de nombreuses variantes créolisées à partir du même procédé de déplacement, de troncation de lettres et syllabes. Mentionnons, à titre d’exemple, ‘PA ROULÉ TROP PRÉ’, ‘PAS OULE TROP PRE’ jusqu’à arriver à la tournure ‘ROULEZ PAPA’ (qui est exactement le contraire du message original) (Glissant 1981 : 476-479). Cette subversion représente, d’après Glissant, une forme de ‘contre-poétique’ permettant une réappropriation de la langue qui passe par la ‘ruse’, le ‘détournement’, la ‘dérision’ (Britton 1999 : 33).
La mise en scène de ces modes de réappropriation de l’espace est particulièrement frappante dans Chronique des sept misères. Si Texaco retrace l’histoire d’une ‘œuvre de conquête’ spatiale (Chamoiseau 1992 : 177), ce premier roman porte sur la disparition d’un espace, le marché de Fort-de-France et, par conséquent, d’un métier, celui du djobeur, qui dans le monde du marché trouve sa raison d’être. Employés par les vendeuses du marché de Fort-de-France qui leur confient la tâche de transporter leurs courses, les djobeurs sont voués à disparaître lorsque la France impose ses lois du marché, sa marchandise, ses goûts. La loi de départementalisation[2] entraine l’importation d’une grande quantité de marchandises exotiques à bon marché que les simples produits du marché ne peuvent pas concurrencer. L’univers du marché, espace de vie et de relation, se voit ainsi balayé par des impersonnels ‘non-lieux’ (au sens d’Augé), à savoir des supermarchés et hypermarchés régis par les lois de la métropole. Le roman s’achève sur le personnage de l’ethnographe – double de l’auteur – qui constate avec une tonalité mélancolique qu’‘Aujourd’hui, plus un seul djobeur dans les marchés de Fort-de-France. Plus une seule brouette. Leur mémoire a cessé d’exister’ (Chamoiseau 1986 : 243). La plus grande partie du récit est prise en charge par une autre voix, celle d’un des cinq djobeurs du marché aux légumes de Fort-de-France. C’est en tant que témoin d’une époque et d’une pratique culturelle perdues à jamais que ce narrateur collectif (il parle au nom d’un ‘nous’, le groupe de cinq djobeurs) raconte l’histoire du déclin du meilleur djobeur, Pierre Philomène Soleil (alias Pipi ‘roi de la brouette’) qui, après un passé glorieux, connaît la chute et la mort. C’est précisément grâce à une pratique spatiale que le héros se voit décerner le prestigieux titre de ‘maître-djobeur’, devenant ainsi le roi du marché.
L’un des épisodes fondamentaux du roman relate cette mémorable action spatiale dans laquelle le protagoniste s’engage pour s’adjuger le transport d’une igname gigantesque (de cent vingt-sept kilos cinq cents) et bien d’autres privilèges. Il est établi que le djobeur qui réussit à rejoindre la marchande le premier jouit du triple honneur de transporter l’igname, de gagner de l’argent et surtout de connaître la ‘gloire’ d’apparaître en photo dans le journal. C’est Pipi qui bat tous les autres djobeurs et arrive le premier. Chamoiseau célèbre sa maîtrise de l’espace dans un passage d’une grande précision et exactitude topographique[3] (De Bleeker 2014 : 232) :
Pipi prouva son audace folle, son imagination fulgurante, et, final, sa connaissance sans faille du quartier. Il longea le marché aux légumes vers la rue Isambert. Cela lui prit quatre secondes, vite rattrapées en remontant à grand allant la rue Isambert, dégagée à cette heure du samedi. Dépassant la cour Perrinon, traversant la rue Victor-Sévère, il dévala la ruelle Abbé-Lecornu absolument déserte, et déboucha sur le boulevard du Général-de-Gaulle, encombré mais large comme un nez, donc sans problème pour un maître de la brouette. Vif comme un serpent jaune, Pipi le remonta. Son dérapage contrôlé fut triomphant devant la marchande de Ducos, qui lui laissa l’igname. Ce chemin fut désormais intitulé Chimin Pipi, et nous l’utilisâmes pour les grandes occasions. (Chamoiseau 1988 : 90-91)
On ne peut manquer de noter que la trajectoire spatiale de Pipi réalise habilement une œuvre de détour (De Bleeker 2014 : 232) : elle progresse par courbes successives, déviations et revirements continuels, inspirés par la ruse et l’improvisation, s’inscrivant ainsi dans un mouvement de réappropriation de l’espace parfaitement en accord avec la ‘contre-poétique’ glissantienne et qu’on peut aisément rapprocher de la notion de ‘tactique’ développée par Michel de Certeau[4] (1980). Son geste s’ancre dans toute une tradition de résistance et d’opposition et, d’ailleurs, les techniques de survivance des djobeurs relèvent bel et bien d’un art du détour : ‘le djobeur est le petit marron par excellence’ (Burton 1997 : 167 ; Louviot 2010 : 284). C’est une manière de survivre grâce à la débrouillardise et à la ruse que les djobeurs prolongent et réactivent.
Un péritexte cartographique : un détour par la cartographie
Si nous pouvons conclure que le roman fait état d’une spatialité investie d’une valeur symbolique forte, et émane d’un horizon conceptuel bien précis, qu’il représente et visualise, il est alors tentant de nous demander si, et dans quelle mesure, cette poétique spatiale résiste à l’épreuve de la traduction. Nous nous tournons, pour ce faire, vers la traduction anglaise de Linda Coverdale publiée par la maison d’édition University of Nebraska Press avec le titre Chronicle of the Seven Sorrows (1999). Ce texte ne peut manquer de nous frapper dès les premières pages pour ce qui est de son enveloppe paratextuelle : il reproduit en exergue deux cartes géographiques – une carte de la Martinique ainsi qu’une carte de Fort-de-France qui visualise la topographie du roman (Figure 1) – dont le texte français, précisons-le dès maintenant, est dépourvu.
Pour mieux cerner la portée de cet ajout cartographique, il paraît utile d’aborder la question de la présence de la cartographie au sein des œuvres littéraires, à savoir celle des cartes littéraires[5]. Dans le cadre du ‘tournant spatial’, l’univers cartographique a connu une attention croissante au sein de la théorie et la critique littéraires, ce qui a ouvert la voie à un champ de recherche, connu sous l’appellation de ‘cartographie littéraire’[6], s’interrogeant sur les relations entre narration et carte, sur les rapports entre texte et cartographie. Qu’il s’agisse d’une présence implicite, objet d’une description in absentia, ou bien d’une présence concrète et matérielle, la carte géographique (Guglielmi, Iacoli 2013 : 14), objet charmant, au pouvoir évocateur et générateur, a depuis toujours eu sa place dans les textes littéraires[7].
La dimension cartographique, quoique fort répandue en littérature, se manifeste avec une insistance toute particulière au sein de productions postcoloniales, où les métaphores cartographiques et le motif de la carte – reproduite graphiquement ou non – deviennent un enjeu stratégique central. Pour expliquer ce foisonnement cartographique, véritable topos des littératures postcoloniales, il n’est pas inutile de remarquer que la carte a été un des instruments privilégiés des projets de conquête coloniale. Pour asseoir leur pouvoir, les puissances coloniales ont décrit, tracé, cartographié, renommé les territoires. La géographie et l’entreprise cartographique, comme l’a souligné Edward Said, sont des enjeux stratégiques dans la mainmise coloniale : ‘N’oublions pas que l’impérialisme est un acte de violence géographique, par lequel la quasi totalité de l’espace mondial est explorée, cartographiée et finalement annexée’ (Said 2000 : 320). La cartographie a servi le colonialisme, dans la mesure où le processus de ‘découverte’ est renforcé par l’élaboration des cartes (avec l’action de nommer ou de renommer les lieux), essentielle à l’appropriation à la fois réelle et symbolique de l’espace (Ashcroft, Griffiths, Tiffin 1989 : 31-32). La maîtrise du territoire, comme l’a souligné Louis-Jean Calvet (1974), passe par le ‘droit de nommer’ les lieux que s’arrogent les colonisateurs. À cet égard, ce n’est pas un hasard si le premier geste accompli par Christophe Colomb au contact de terres nouvellement découvertes soit une ‘sorte d’acte de nomination étendu’ : ‘il veut renommer les lieux en fonction de la place qu’ils occupent dans sa découverte, leur donner des noms justes ; la nomination, de plus, équivaut à une prise de possession’ (Todorov 1982 : 34).
Ce sont justement ces pratiques spatiales sur lesquelles s’est fondé le projet colonial – l’acte de cartographier et de (re)nommer (Jacobs 1996 : 19) – que les écrivains vont souvent éprouver la nécessité de détourner et resignifiér. Ainsi, comme on peut le lire dans Transit de Abdourahaman Waberi, les rues de Djibouti, baptisées par les colonisateurs lors de leur occupation avec des appellations européocentrées, sont renommées spontanément par les habitants (et non pas par les politiciens) :
Remarquez que dans toute cette partie commerciale de la ville, comme dans le reste la majorité des rues portent des noms de cités européennes comme Berne, Rome, Paris ou Berlin. Le plus étonnant c’est qu’aucun président ne les a changés, d’ailleurs personne ne se réfère à ces appellations banales, rues sans nom que le bouche-à-oreille a baptisées rue du Café, rue du Coiffeur-Hindi, rue des Pacotilleurs, et cetera. (Waberi 2003 : 123)
De même, l’objet cartographique est réinvesti à partir de patrons cartographiques alternatifs aux représentations coloniales. Il arrive que les personnages des œuvres de Patrick Chamoiseau réécrivent leur géographie en utilisant leur propre système de signes et symboles. C’est ce que fait Déborah-Nicol dans Biblique des derniers gestes sur la surface de sa mappemonde :
pour pister bien à loisir la trajectoire de meutes colonialistes et des grandes forces du Capital. Elle avait tracé dessus au crayon, à l’encre bleue ou rouge, des flèches et des ronds, carrés et points d’exclamation. À certains endroits, elle avait planté des épingles, des onglets de papier tenus par une pointe d’amidon. La mappemonde avait fini par prendre l’allure d’une boule hiéroglyphique, hérissée de pointes magiques dignes d’un autel vaudou. (Chamoiseau 2002 : 582)
Il arrive aussi que la carte ne soit pas simplement une présence thématique mais, comme c’est souvent le cas, une réalité concrète, matériellement reproduite dans le texte. C’est ce qui se passe dans Mont Plaisant (2011), roman de l’écrivain camerounais Patrice Nganang, qui porte sur une entreprise historiographique de récupération et de réécriture des archives coloniales. Une carte d’époque du Cameroun allemand est posée ici en ouverture du livre (Figure 2), pour dénoncer explicitement que la mainmise coloniale a défait la géographie, et que la colonisation est avant tout une question de cartographie[8] (Nganang in Pape-Thoma 2007 : en ligne).
Symbole de la conquête coloniale, l’enjeu cartographique devient de ce fait la cible d’une ‘contre-attaque cartographique’ (Mengozzi 2016 : 33). Dans un projet de contestation de l’autorité cartographique, l’écrivain postcolonial s’attache à mettre à nu la part d’arbitraire cachée sous la fausse neutralité des cartes. Le roman de Nuruddin Farah, significativement intitulé Maps, engage une réflexion sur la ‘vérité’ des descriptions véhiculées par les cartes (1994 : 40-41). Dans une des scènes décisives du roman, le protagoniste Askar, jeune qui a grandi dans l’Ogaden (région que se disputent l’Éthiopie et la Somalie), passionné par les cartes au point d’en avoir tapissé sa chambre, compare différentes cartes de la Somalie (Westphal 2007 : 261) : il s’aperçoit que si certaines lui apparaissent vraies et fidèles, d’autres s’avèrent en revanche fausses et injustes, et cela en raison de ses convictions politiques. Comme son oncle le lui explique, ‘il y a une vérité des cartes. L’Ogaden, en tant que terre somalie, est une vérité. Pour le cartographe éthiopien, l’Ogaden, en tant que terre somalie, est une contre vérité’ (Farah 1994 : 389). Chaque carte ne contient alors qu’une vérité partiale et partielle ; une vérité asservie à des fins idéologiques et hégémoniques, et façonnée pour légitimer des projets déterminés (Louviot 2010 : 446 ; Mengozzi 2016 : 40-41). Dans un autre passage tout aussi crucial du roman, l’oncle évoque la carte, qu’on aurait bien du mal à définir comme objective et impartiale, réalisée par un cartographe allemande : ‘Eduard Kremer, qui fut l’auteur de la carte de 1957, introduisit de nombreuses distorsions, altérant ainsi notre conception du monde et de sa taille. […] L’Afrique, dans la carte de Kremer, est plus petite que le Groenland’ (Farah 1994 : 388).
Le caractère largement arbitraire des représentations cartographiques mis en avant ici rejoint tout un courant critique qui a dévoilé leur dimension idéologique et ontologique à la fois (Harley 1988 ; Wood, Fels 1992). En questionnant une tradition longuement enracinée, faisant des cartes des supports de connaissance neutres, aux allures d’objectivité et d’impartialité, ces approches ont démontré leur caractère situé et partiel : ‘les cartes construisent – ne reproduisent pas – le monde’ (Wood, Fels 1993 : 17). Ces constructions façonnent une connaissance du monde mise au service de projets politiques, de pratiques de pouvoir (politique, militaire, religieux, colonial), faisant de la carte une forme de ‘connaissance-pouvoir’ à part entière (Harley 1989). Bien loin de représenter de simples transpositions du monde, les cartes fonctionnent comme de puissants moyens idéologiques aptes à produire des représentations déformées et à renforcer des préjugés.
L’objet cartographique, au vu de son caractère construit, intéressé et donc manipulateur, prend volontiers, dans les littératures postcoloniales, les traits d’un instrument de connaissance trompeur et peu fiable, un objet dont il vaut mieux se méfier. Les cartes deviennent dès lors déroutantes et provocatrices, des supports parfaitement inutiles réalisés plutôt pour s’y perdre que pour s’y repérer (Guglielmi, Iacoli 2013 ; Albertazzi 2012).
Contrairement à ce qui se passe dans le contexte postcolonial, où la carte est sinon mensongère du moins suspecte, la traduction anglaise de Chronique des sept misères est prête à lui accorder sa confiance et la juge parfaitement légitime de garantir sa fonction mimétique. Néanmoins, une telle intrusion n’est pas neutre : elle conduit à une reconfiguration du rapport du roman à l’élément spatial et incite à l’envisager autrement. Ce sont des imaginaires spatiaux pour le moins divergents qui sont mobilisés : alors que l’action du protagoniste refuse la ligne droite pour tracer un parcours rusé, tout en détours, la carte nous ramène dans un espace quadrillé et géométrique, ce qui semble fausser la portée de sa ‘pratique spatiale’ (de Certeau 1990). Les pratiques spatiales, comme l’écrit Michel de Certeau, s’infiltrent dans ‘le texte clair de la ville planifiée et lisible’ (de Certeau 1990 : 142), se l’approprient et en réinventent les codes. Et Pipi, par son itinéraire, parvient à faire de même : il retourne et transforme l’espace géométrique de la structure urbaine à son gré, produisant une spatialité autre, alternative à celle des géographes et des urbanistes. C’est cette manœuvre subversive qui est entièrement démentie par la représentation graphique qui plonge dans un réseau rigide, dans un espace ‘strié’, comme l’appellent Deleuze et Guattari (1980), qui méconnait toute ligne oblique, et n’envisage aucune ligne de fuite. Au vu de ce glissement si flagrant d’un espace ‘vécu’ à un espace ‘conçu’, pour nous en tenir à la terminologie proposée par Henri Lefebvre (2000), il est tout aussi légitime de se demander ce qui a pu amener à cet ajout cartographique[9].
La présence des cartes, de prime abord plutôt énigmatique, semble prendre tout son sens et se justifier pleinement dès qu’on l’envisage à la lumière de la stratégie traductive générale. Cette hypothèse posée, nous tâchons de l’explorer grâce à l’à-côté du texte, la postface de la traductrice.
Dans ce texte de la marge, où d’habitude les traducteurs profitent de l’un des rares espaces de visibilité[10] qui leur est accordé pour exposer leur travail, nous retrouvons énoncés les principes qui ont guidé la traduction. Toutefois, avant de s’exprimer explicitement sur ses choix de traduction, Linda Coverdale aborde l’un des fondements de la poétique des œuvres postcoloniales, à savoir leur opacité affichée. Celle-ci est à appréhender comme une forme de résistance par laquelle l’écrivain des langues ‘dominées’ se dérobe, sous plusieurs formes et à divers degrés, à une pleine compréhension, affirmant par là même une prise de pouvoir symbolique forte. Il n’est pas surprenant que Coverdale tienne à s’attarder sur le ‘droit à l’opacité’ (Glissant 1990 : 209) cultivé et revendiqué par Chamoiseau, puisque ce désir de laisser ici et là le texte obscur (voire inaccessible) pour le lecteur (du moins celui occidental) touche un enjeu crucial de la pratique de la traduction : cela revient à s’inscrire en faux contre son précepte d’une transparence absolue, considérée comme faisant partie des prérogatives d’une ‘bonne traduction’.
Confrontée à ce choix, la traductrice prend sans hésitation le parti de la clarté. Elle avoue ne pas avoir voulu laisser son lectorat ‘patauger dans le noir’ (‘not leaving the reader floundering in the dark’), ce qui l’a poussée à éclairer de manière plutôt systématique les points sombres. C’est ainsi que ces ‘zones d’ombre’ – que l’auteur ne souhaiterait pas qu’elles soient ‘blanchies’ en traduction (‘whited out by the rude glare of translation’) – finissent bien souvent par être éclaircies (Coverdale in Chamoiseau 1999 : 216).
Toujours dans un souci d’une plus grande compréhensibilité, le texte comporte un appendice explicatif à la fin de l’ouvrage. Sous l’appellation ‘Notes’, cet annexe ne rassemble pas moins de 71 notes, dont seule une petite part (on en dénombre 22) apparaît, sous la forme de notes en bas de page, dans le texte français. De plus, notons-le tout de suite, un certain nombre de notes de l’auteur ne remplissent pas du tout une fonction explicative, mais elles sont bien plutôt l’occasion d’offrir, sous forme de clins d’œil, des précisions tantôt ouvertement ironiques, tantôt d’ordre diégétique (Gauvin 2007 : 37-49), ce qui n’est pas le cas pour les notes du traducteur. Ces notes, principalement d’ordre métalinguistique ou encyclopédique, visent à expliquer les expressions créoles et les référents culturels au lectorat non créolophone, auquel font défaut les compétences linguistiques et/ou culturelles (De Bleecker 2014 : 237-238).
Ces quelques mots sont suffisants pour nous donner des indices sur la manière dont le péritexte cartographique doit être abordé : tout comme les notes, les cartes répondent à une volonté évidente de clarification et de facilitation de la lecture. Détaillées et riches en références topographiques, les deux cartes permettent de mieux localiser les évènements racontés à un lecteur jugé peu familier de la géographie du récit. Elles sont finalement là pour être employées pour l’un de leurs usages : l’orientation. C’est pour s’orienter dans des territoires peu familiers ou complètement nouveaux que l’on a, d’habitude, recours aux cartes (Papotti 2012).
Or, force est de constater que ces éléments ‘désopacifiants’ du péritexte sont à double tranchant : il est à craindre qu’ils se retournent en une certaine forme d’exotisme. L’ajout du matériel documentaire (notes, glossaires, cartes, chronologies, etc.) est une démarche périlleuse qui peut assez vite déboucher sur une anthropologisation de la littérature, comme l’a pressenti Paul Bandia (2008), mettant en garde contre les excès d’une ‘traduction dense’ (Appiah 1993). De plus, il y a le risque d’exercer, plus ou moins consciemment, une forme subtile et insidieuse de ‘domination furtive’ (Chamoiseau 1997 : 18), de réactiver la violence du pouvoir colonial qui veut rendre l’autre compréhensible, assimilable et, finalement, appropriable. Chamoiseau, bien conscient des relents de colonialisme sous-jacents à ces procédés, avoue se moquer de leur obsession explicative :
Une note peut me permettre de faire un petit trait d’humour, de renverser la note habituelle plutôt de faire une explication pour un Français ou un Martiniquais. Je joue une petite dérision de tous les glossaires qui généralement accompagnent les écritures et les littératures dites particulières. Je déjoue ainsi le vieux schéma occidental. Le colonialiste a envie que l’autre lui ressemble, que l’autre soit transparent’[11]. (Chamoiseau 1997 : 43-44)
Un tabou traductif : de l’éloge de l’opacité à une traduction transparente
Un point est resté jusqu’ici en suspens, qui n’est certainement pas anodin : la question de savoir pourquoi la traduction est ‘victime’ de la transparence. Il est temps d’apporter quelques éléments de réflexion, dans le but de comprendre pourquoi l’injonction à la clarté fonctionne tant et si bien que le texte traduit va à l’encontre de la position de l’auteur en faveur de l’opacité, avec tout ce que cela comporte de revendication de la différence, de résistance et d’opposition aux principes occidentaux.
Nous mobilisons pour cela l’éclairage critique bermanien qui définit la critique d’une traduction comme ‘une analyse rigoureuse d’une traduction, de ses traits fondamentaux, du projet qui lui a donné naissance, de l’horizon dans lequel elle a surgi, de la position du traducteur’ (Berman 1995 : 13-14). Le traducteur, nous dit Berman, ne traduit pas en vase clos, à l’abri de structures et d’un contexte qui guident et conditionnent sa manière de traduire, bien au contraire. Sa pratique s’inscrit dans un ‘projet’ et dans un ‘horizon’ de traduction qui délimite (et limite) son champ de possibles. C’est pourquoi une traduction est à lire à la lumière de ce système prescriptif de mœurs, contraintes, normes (choix éditoriaux, enjeux commerciaux, habitudes de réception qui pèsent sur la circulation des biens symboliques) avec lequel se doit de négocier et composer l’acte de traduction.
Cela semble bien démontrer que si les textes traduits renoncent à afficher l’opacité c’est, bien entendu, parce que des critères tels que la lisibilité, la fluidité, la compréhensibilité sont devenus de véritables normes traductives sous la pression d’un marché éditorial qui demande des textes lisses, dont la compréhension est immédiate et intégrale, comme l’a dénoncé, entre autres, Lawrence Venuti (1995). C’est en somme parce qu’ils sont aussi, et surtout, des critères commerciaux décidant de l’acceptabilité d’une traduction et donc de sa capacité à créer des ventes qu’ils représentent des impératifs.
Notons au passage que The Chronicle of the Seven Sorrows n’est pas un cas isolé, s’insérant dans une tradition de traductions qui défendent, chacune à sa manière, un refus de l’opacité. Les traductions des romans chamoisiens antérieurement réalisées par Rose Myriam Réjouis et Val Vinokurov, n’osent pas, elles non plus, prendre le contrepied de la norme et courir le risque de rebuter le lecteur. Si dans Texaco (1997b), les deux traducteurs se mettent au travail pour corriger ou combler les traductions des passages en créole que l’auteur a (soulignons-le) volontairement choisi de traduire tantôt de manière partielle, tantôt de manière fautive, dans Solibo Magnificient (1998), toujours fidèles à l’idéal de la transparence, ils suppriment tout simplement les notes créoles. Ces ‘contre-notes’ (Gauvin 2007 : 37-49), provocatrices et dérisoires qui, déjouant les attentes, fournissent une traduction vers le créole (et non du créole), sont bel et bien mises hors jeu.
Mais ce n’est pas tout. La tendance à effacer ou masquer la dimension créole tient aussi au fait que la traduction a un caractère puissamment inégalitaire, comme l’ont bien montré les analyses sociologiques (Casanova 2002). C’est un échange qui s’exerce entre des langues (et cultures) dotées d’un capital inégal, ce qui explique pourquoi on est plus enclin à accueillir certaines langues et cultures (celles dominantes) que d’autres (celles dominées). C’est précisément parce qu’elle se produit dans le cadre de rapports de force asymétriques qu’elle est, plus souvent qu’on ne l’admet, un lieu de tension, conflit, violence plutôt qu’un lieu pacifié qui accueille l’autre et à son étrangeté, comme le voudrait un certain discours irénique (Samoyault 2020).
La carte incarne en quelque sorte cette dimension de domination symbolique dont peut être vecteur la traduction. Placée en ouverture et, dès lors, posée comme un préalable obligé, un support à consulter avant la lecture (à la différence des notes placées à la fin du livre[12]), elle surimpose le réseau régulier fait de lignes verticales et horizontales à la trajectoire labyrinthique tracée par le maître djobeur. Une fois que la trame ordonnée, claire, normalisée (qui a son pendant linguistique dans la langue française) prend la place du parcours ouvert, imprévisible et désordonné (auquel correspond, sur le plan linguistique, le créole), c’est la poétique spatiale du roman avec tout l’imaginaire créole et ses corollaires que sont la ruse et le détour, qui se trouvent menacés. Symbole de conquête, comme le synthétise de manière particulièrement prégnante le geste cartographique de Marlow, ce doigt posé sur les espaces blancs de la carte, dans les pages de Cœur des ténèbres[13], la carte semble donc renouer avec sa longue et sinistre connivence avec une pratique de domination spatiale : elle affiche la volonté de maîtriser un espace qui déstabilise et échappe au contrôle de la logique occidentale.
Figure 1: Patrick Chamoiseau, The Chronicle of the Seven Sorrows
Figure 2 : Patrice Nganang, Mont Plaisant
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Notes
[1] Nous renvoyons à l’analyse d’Ovidi Carbonell i Cortés concernant le traitement des toponymes (2006 : 55-74).
[2] Une note de bas de page donne les références précises à la loi, alors que le narrateur décrit, dans un passage plein d’ironie critique, l’accueil enthousiaste réservé à la loi au marché.
[3] Le roman prête dans son ensemble une grande attention à la dimension topographique de la ville. Signalons les passages suivants riches en éléments spatiaux et topographiques (noms, rues, adresses). Voir, à titre d’exemple, p. 38, 40, 45, 61, 62, 83, 92, 147, 169.
[4] Nous renvoyons à la distinction établie par Michel de Certeau entre ‘stratégie’ et ‘tactique” (1980).
[5] Comme l’a remarqué Davide Papotti, l’histoire de la présence de l’objet cartographique dans les textes littéraires reste pour l’essentiel une histoire à écrire (2012 : 81).
[6] Sur ce point, voir les ouvrages de Tally (2014) et Engberg-Pedersen (2017).
[7] À ce propos, nous renvoyons aux réflexions de Christian Jacob, qui a souligné l’ambiguïté constitutive de la carte qui combine une ‘construction rationnelle’ avec un ‘pouvoir de séduction imaginaire’ qui lui est inhérent (Jacob 1992 : 16).
[8] ‘Il ne faut pas oublier que la colonisation, tout comme l'identité d'ailleurs, sont d'abord des affaires de cartographie. Or la carte du Cameroun telle que nous la connaissons actuellement est bien de manière générale issue de tracés allemands’. (Nganang in Pape-Thoma 2007 : en ligne)
[9] Après quelques recherches, nous n’avons pas réussi à savoir plus sur la décision d’accompagner la traduction des cartes géographiques.
[10] Il est important de souligner qu’on donne très rarement la parole aux traducteurs dans les paratextes traductifs, et cela en raison d’un paradigme imposant l’‘invisibilité du traducteur’, perspective selon laquelle le traducteur devrait se cacher derrière sa traduction. Sur ces sujets, voir les réflexions de Lawrence Venuti (1995).
[11] Chronique des sept misères est un exemple assez parlant de la manière dont les ressources du péritexte prennent volontiers un caractère ludique et dérisoire chez Chamoiseau (Gauvin 2007 : 37-49).
[12] Notons que ce déplacement des notes de bas de page n’est pas sans implications sur leur mode de fonctionnement : regroupées à la fin du livre, elles sont ‘inoffensives’, en ce qu’elles ne mettent plus en péril la linéarité narrative ouvrant ces digressions auxquelles se plaît Chamoiseau.
[13] ‘Quand j’étais gamin, j’avais la passion des cartes. (…) A cette époque, il y avait pas mal d’espaces blancs sur la terre, et quand j’en apercevais un sur la carte qui avait l’air particulièrement attrayant (mais ils ont touts cet air-là !) je posais le doigt dessus et disais : ‘Quand je serai grand j’irai là’. (Conrad 2012 : 31)
©inTRAlinea & Chiara Denti (2021).
"Une carte en traduction, pour quoi faire ? Le cas de Chronique des sept misères de Patrick Chamoiseau"
inTRAlinea Special Issue: Space in Translation
Edited by: Lucia Quaquarelli, Licia Reggiani & Marc Silver
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